«Le microcrédit a été détourné de son objectif»

Surnommé «le banquier des pauvres», le père du microcrédit vient d’effectuer sa première visite au Maroc pour participer à la 3e édition des Rencontres Responsabilité &Performance, organisée à Casablanca sous le thème de l’innovation sociale. Au Royaume, Yunus s’est personnellement engagé dans un partenariat liant des acteurs marocains du secteur agroalimentaire et l’entreprise canadienne McCain pour la réalisation d’un projet de «social business» à l’échelle de la région Casablanca-Settat. Il nous livre ainsi sa vision d’un monde meilleur, à condition que l’esprit de la microfinance et de l’entreprenariat social soit respecté.

Al Bayane : Votre premier modèle de microfinance  lancé au Bangladesh a donné des résultats probants, avec un taux de remboursement dépassant les 96%. Si nous implémentons le même modèle au Maroc, pensez-vous qu’il puisse rencontrer le même succès?

Muhammad Yunus : Concernant le volet du microcrédit, le succès du modèle de la Grameen Bank n’a pas été limité au Bangladesh, mais s’étend en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Il a même fait ses preuves aux Etats-Unis où nous sommes établis depuis 9 ans à travers Grameen America. Nous y avons 100.000 emprunteuses, dans 12 villes du pays, et 7 branches rien qu’à New York. Nous avons crédité un milliard de dollars à cette clientèle exclusivement féminine, avec des prêts variant entre 1.000 et 15.000 dollars au maximum pour chaque personne, un montant capable de changer et d’améliorer leur vie. Aujourd’hui, le taux de remboursement n’est plus de 96% mais de l’ordre de 99,5% partout dans le monde, y compris au Bangladesh.

Ce modèle particulier a été bâti sur la confiance d’abord, et vous savez que le climat de confiance varie d’un pays à l’autre… Pensez-vous qu’au Maroc ce climat existe?

Comme je l’ai dit, ce modèle basé sur la confiance marche partout et le Maroc ne fait pas l’exception. Aux Etats-Unis, nous procédons exactement de la même manière, en nous basant uniquement sur la confiance. Nous n’exigeons pas de documents, n’avons pas recours aux avocats pour certifier les démarches, etc. C’est précisément le même procédé que nous adoptons au Bangladesh, au Mexique, en Colombie, au Nicaragua, au Guatemala, partout dans le monde…

Depuis des années, vous promouvez le «social business» à travers le monde. De par votre expérience personnelle, comment ce modèle est-il perçu dans le monde?

Nous sommes très heureux que les gens accordent de l’attention au «business social», car à ses débuts ça avait l’air fou. Imaginez-vous, pourquoi devrait-on faire des affaires qui ne rapportent pas de l’argent ? Le business et l’argent sont les deux facettes d’une même pièce. Nous nous sommes dit qu’il est possible d’entreprendre pour résoudre des problèmes sans aucune intention de gagner de l’argent. Cette idée s’est enfoncée graduellement dans la conscience de beaucoup d’acteurs. Plusieurs gouvernements et multinationales lui accordent de l’attention, certaines universités intègrent le «business social» dans leurs cursus, les jeunes sont de plus en plus nombreux à commencer à penser de la sorte et se dire : «oui, nous pouvons contribuer par quelque chose». Normalement, la nature humaine nous pousse à croire que tous les problèmes doivent être résolus par le gouvernement. Moi je dis non, le gouvernement doit faire son travail de gouvernement, mais nous, citoyens, avons de même le pouvoir d’action et pouvons améliorer notre condition. Nous pouvons participer avec de petits efforts chacun de son côté, et la somme de ces efforts produira quelque chose de grandiose. N’importe quelle entreprise peut s’activer dans l’entreprenariat social quelle que soit sa taille et ce, parallèlement à ses activités principales. Vous vous faites de l’argent avec le business conventionnel et vous résolvez des problèmes sociaux avec le business social.

Vous êtes partenaires de certains projets au Maroc. D’après vos remarques, les entreprises marocaines sont-elles enclines à faire de l’entreprenariat social?

C’est ce que j’ai entendu. Personne ne les force à le faire, c’est leur investissement personnel et si elles choisissent de s’y lancer, tant mieux…

…mais est-ce que les sociétés ne le feraient pas plutôt pour des raisons de marketing, histoire de reluire leurs images?

C’est possible, je n’en suis pas sûr. Mais même si c’est pour des raisons de marketing, ça reste un travail bénéfique. Pourquoi pas? Laissons-les le faire. Si leurs actions permettent d’atteindre l’impact social escompté et que les gens en profitent, les entreprises auront réalisé un second objectif, additionnel à celui du marketing, c’est celui d’être utile à la société. Ça leur donne une bonne image, certes, et c’est parfait si les résultats de leurs actions sont palpables sur le terrain. Après, vous réaliserez peut être ce qui manque : vous aurez fait des choses simples et sans souci de gains pour votre entourage et les gens commenceront à vous admirer pour ça. Ils peuvent peut-être vous haïr pour certaines choses, mais ils admireront ce que vous faites sur le volet social et voudront que vous en fassiez davantage. Et il y aura ainsi une certaine compétition entre les entreprises pour savoir qui est la plus influente dans ce volet.

Avez-vous remarqué que vos principes originels, les idées que vous avez nourries et qui vous ont valu le prix Nobel, ont dévié de la route que vous leur avez tracée à cause de l’avidité des gens?

Oui, mes principes ont été détournés. Des choses terribles arrivent. Nous avons créé le microcrédit pour aider les gens à sortir de la pauvreté. Certains ont pris cette idée, le microcrédit, et l’ont utilisée pour se faire de l’argent des poches des pauvres. Les usuriers ont adopté le microcrédit pour soutirer de l’argent aux gens. C’est une direction totalement opposée à ce qui a été pensé. Nous les condamnons, les critiquons car ils trompent les gens en leur faisant croire que ce qu’ils font c’est du microcrédit. Donc nous avons tracé une ligne entre le juste microcrédit et le faux microcrédit.

Et qui va se charger d’imposer cette ligne ? Les gouvernements?

C’est très difficile de l’imposer, car nous n’en avons pas l’autorité. L’esprit de la microfinance est soutenu par les organisations non-gouvernementales, seulement par elles, car les banques ne le font pas. Les ONG ont besoin d’argent pour le faire, et elles le reçoivent d’une tierce partie. Cependant, il existe toujours un doute chez les financeurs de ce genre d’initiatives qui craignent que l’argent n’atterrisse autre part que dans les mains des pauvres. Nous essayons donc d’expliquer aux donateurs et investisseurs quelle est la bonne manière d’octroyer des microcrédits.

Comment les lecteurs ont-ils réagi à votre dernier livre?

Grâce à mes livres, beaucoup de gens ont compris ces principes et s’en sont inspirés, et veulent poursuivre les méthodes qui y sont décrites. Mon nouveau livre vient tout juste de sortir, «un monde à trois zéros : la nouvelle économie de zéro pauvreté, zéro chômage et zéro émissions carbone».

Est-ce que ce n’est pas un peu idéaliste?

On peut absolument y arriver si les gens sont inspirés, surtout les jeunes. Je vois un futur où beaucoup de changements vont se produire car les jeunes veulent rompre avec les modèles précédents. Si vous voulez aller vers une destination, vous empruntez un chemin pour y arriver. Et quand vous n’êtes plus satisfait de cette destination, que vous voulez vous diriger vers une autre, vous devez construire une nouvelle route pour l’atteindre. Et les jeunes vont construire cette route. Les vieux sont habitués à l’ancien chemin, ils ne cessent de le réparer mais il les mènera au même résultat. Si vous voulez atteindre un autre résultat, vous devez procéder autrement, et peut être bâtir un monde totalement nouveau.

Propos recueillis par: Iliasse El Mesnaoui

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