Numériser la communication interculturelle pour « vivre ensemble »

Point de vue

Par Jamal Eddine NAJI

Du 7 au 9 Juin, le réseau international ORBICOM, qui réunit plus de 350 membres et titulaires de chaires Unesco en communications, se réunit, à Miri (Malaisie) pour débattre de « La numérisation de la communication interculturelle, aliénation versus humanisme dans les réseaux sociaux et les médias ».

La Malaisie, où la communication interculturelle et la coexistence entre différentes civilisations, langues et cosmogonies, est vécue comme par instinct, à la fois individuel et collectif. De sorte que la Malaisie est le lieu tout désigné pour interroge et confronter une telle thématique. Thématique si stratégique de nos jours, à l’ère numérique, pour l’humanité récemment bousculée, à plus d’un titre, par la nouvelle révolution du monde digital qu’annonce l’intelligence artificielle (IA) ou les intelligences artificielles.

L’audace d’interpeler une dimension interculturelle dans des projets de recherches sur la communication, à l’ère numérique, nous pousse à méditer les corpus des trois religions monothéistes qui ont irrigué l’histoire et le patrimoine de l’Homme dans notre pays, le Maroc. A savoir, le judaïsme, le christianisme et l’Islam. L’Islam que le Maroc partage avec 60% de la population de la Malaisie.

« Au commencement était le verbe », lit-on dans l’Évangile, précédé par la Thora, terme qui signifie essentiellement, selon les spécialistes, l’enseignement par la parole, alors que le prophète Sidna Mohammed fût sommé par l’Ange Gabriel de lire : « Lis- proclame- au nom de ton Seigneur ! ».

Laissez-nous donc méditer ces termes ou actes : « Verbe »; « Lire »; « Apprendre »; « Proclamer », pour conclure que le secret ici est, tout simplement et originellement « informer et s’informer ». Et disons, en conséquence, qu’«au commencement était l’information ». L’action par l’information. L’existence par l’information, tant toute action procède de l’information… Agir ne peut être envisageable qu’en s’informant et en informant.

Est-ce là une digression saugrenue ou vue de l’esprit ? Pas du tout.

Si on prend le risque de cette étrangeté c’est pour affirmer qu’« au commencement il y a l’information », ce qui suppose, informer et s’informer, lire, apprendre, proclamer et communiquer afin de participer et d’agir, à l’aune d’un humanisme qu’on vise et qu’on souhaite pour nourrir une communication profondément interculturelle, sans aliénation ni hiérarchisation entre nous qui sommes si différents sur cette planète… Pour « vivre ensemble », in fine.

Mais, si au commencement fût, et il y a, l’information, celle-ci serait-elle la fin ? À l’ère numérique s’entend… ?

Une ère qui nous fait comprendre que l’information est une somme de « données ». Puis que les données peuvent générer des informations par multiples agglomérations en algorithmes grâce aux mathématiques ou calcul confié à des machines (ordinateurs). Bref, l’information est et sera, désormais, de même importance et d’impact vital pour l’Homme que l’air qu’il respire, du fait et grâce à l’intelligence artificielle. Intelligence qui crée, agglomère, croise, manipule, diversifie, recoupe…l’information (les données) comme jamais l’intelligence humaine ne pourrait le faire.

Avec l’IA, l’acte d’« informer et de s’informer » est devenu une activité de survie pour notre espèce. Sur tout, en tout temps et entre tous. Pour coexister, pour progresser, pour innover, pour coopérer, pour échanger culturellement, pour préserver la nature et ses équilibres, le climat en premier… Notre vie sur terre dépend donc de nos capacités et activités liées à cet acte évolutif – numérisé- : « informer/s’informer ». Les exclus du monde numérique seront progressivement exclus, quasi- définitivement- de la vie du monde, de la « communication-monde », réalité de plus en plus évidente pour nombre de spécialistes, comme pour les non spécialistes.

Les intelligences artificielles, les prédictives comme les génératives, configureront, à terme, le monde, dans tous ses aspects, à l’échelle de l’individu comme à l’échelle des groupes, des collectivités, des peuples et nations, des États, des cultures et civilisations… L’enjeu central de l’ère numérique, au-delà des réseaux sociaux, et avec eux pour l’instant, sera pour nous de conduire l’IA au service de la coopération ou de la compétition.

Avec la coopération, Il y a des possibilités pour le progrès, pour la paix, pour l’écologie, pour l’enrichissement culturel, pour le « vivre ensemble » …Avec la compétition, il y a les risques des confrontations, des divisions, des exclusions, des guerres… Mais la compétition peut, néanmoins, favoriser l’innovation, le développement des outils et des technologies, l’accessibilité universelle à l’acte originel et final : « informer/s’informer » !

 A date, ce dilemme fait l’actualité. Les créateurs du ChatGPT multiplient les professions de foi pour appeler à des moratoires dans la recherche sur l’IA, chantant ainsi la voie de la coopération. Alors qu’ils déploient leurs stratégies quasi-géopolitiques d’innovation et de commercialisation pour faire croître leurs gains et assises économiques à la faveur des dissensions d’intérêts et courses à l’hégémonie entre les nations et les États, entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud… Entre l’antre anglo-saxon dominant, conceptuellement et culturellement, et le reste des cultures et langues du reste de l’humanité. L’économie est définitivement au-dessus de la géopolitique, elle l’apprivoise et la modélise de plus en plus.  

Des industriels de l’ère numérique (de l’information, en somme), comme l’africano-canado-américain Elon Musk, ont acquis, en quelques mois, le statut de chefs d’États et même plus. Hoan Ton That, le PDG (australo-vietnamien) de « Clearview.AI », numéro Un de la reconnaissance faciale poursuit comme objectif, à terme, de siphonner, tout simplement, les données biométriques des 8 milliards d’humains ! Ceci, en comptant aussi bien sur la volonté des États, comme clients de ses systèmes de surveillance, ou par aspiration des selfies et photothèques individuels, que ses agents pirateraient, même dans la rue, des smartphones, même des passants (par skreeping) ! A son actif déjà le quadrillage de la ville de New York par plus de 25.000 caméras…Et il n’exclut pas son ambition et capacité à collecter les ADN de tous les connectés sur terre, grâce à l’intelligence artificielle prédictive qui s’introduit dans le domaine médical propre à chacun (votre dossier médical). Un projet quasi-divin !

Quand vous voyez, dans une vidéo, un activiste suprématiste américain (qui se prétend co-fondateur de « Clearview.AI »), Charles Chuck Johnson de son nom, caresser le nez d’une statue pour vérifier s’il est aquilin ou « crochu », vous vacillez de tout votre être s’il était donné à ce spécialiste de l’IA de vérifier votre nez… et de vous catégoriser en conséquence !

Quel humanisme espérer alors, si, ainsi, l’ère numérique, dont l’origine et la finalité agissante est l’information (la donnée), peut possiblement exacerber les différences et les conflits (ouverts ou potentiels) entre les hommes, les ethnies, les cultures et les civilisations… Ce qu’on pensait, ou pensons encore, pouvoir gérer par le politique, le sera désormais par l’algorithme. Place nette à l’algorithme ! Place à l’information, commencement et fin sous le règne de l’IAI !

Depuis des siècles, surtout depuis deux siècles, avec le journalisme des médias (ou « mass media », comme on disait), on a produit et bâti des théories, des techniques, des lois, et des codes éthiques sur l’information. Le stade actuel de la digitalisation nous impose de revoir, sinon de révolutionner toutes nos approches de réflexion et de recherche sur l’information.

Cette nécessaire et audacieuse remise en question de tout ce que nous avons accumulé, jusque-là, comme réflexions et recherches sur l’information, est cruciale à mener, tant par les journalistes que par les chercheurs et spécialistes, L’information est ce cœur éternel sans lequel la communication ne peut se concevoir ni nous servir pour « vivre ensemble ».

Quid l’information de nos jours ? Et demain ?

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