Dans la pièce «Kharif» jouée aux Journées Théâtrales de Carthage en Tunisie et au Festival du Théâtre de Tétouan, Asmaa Houri, metteure en scène aborde un thème jamais traité auparavant sur les planches : le cancer et le regard de l’autre. La pièce relate l’histoire d’une femme atteinte de cancer et ses aveux, confessions et révélations sur ses délires au quotidien. La pièce aborde en somme le regard de la société sur les personnes atteintes de cancer et sur le corps malade, en général.
Al Bayane : «Automne» est une pièce théâtrale qui remet en question le corps, ses délires, ses non-dits, ce regard infernal de l’autre, voire cette vision de l’autre vis-à-vis d’une femme cancéreuse. Est- ce une histoire inspirée d’un vécu?
Asmaa Houri : A priori, c’est un texte qui a été écrit par Fatima Houri sous la forme d’une pièce de théâtre. C’est un texte inspiré des histoires de celles et ceux qui ont souffert de cette maladie. Il s’agit particulièrement de l’histoire d’une femme qui raconte sa relation avec son mari indifférent à ses supplices. La pièce met également en avant l’influence que peut subir le couple à cause de cette maladie. Bref, c’est une histoire inspirée à 100% d’histoires vécues. Fatima Houri a écrit un texte dans les normes de ce que peut être un texte de théâtre. Quant à moi, je l’ai choisi parce que c’est un texte qui dépasse la sensibilisation autour de la maladie pour se situer dans la position d’un authentique drame : la femme avec ses multiples faiblesses, la maladie y compris, face à l’indifférence du conjoint et de la société en général.
En fait, c’est une première d’en parler. Pour certains, c’est presque un tabou de parler du cancer et généralement, on le désigne par l’expression «mard lkhayeb» (la pire des maladies). Donc on a choisi d’en parler, certes d’une manière artistique, mais l’idée est de propager l’écho de ces voix qui souffrent en silence à cause cette maladie. Le texte met la lumière, tout particulièrement, sur le quotidien du couple face à la maladie, mais aussi sur les transformations que le corps subit et les répercussions qui en résultent. Les questions se multiplient : Comment subir le regard de l’autre ? Comment est-on perçu ? Comment est-on supporté ? …etc.
Nietzsche déclarait que «le corps est une grande raison». Quelle place occupe le corps, plus précisément le corps malade dans la pièce ?
Je crois que Nietzsche parlait de l’âme et du corps et que tout est corps et que l’âme lui appartient. Je suis tout à fait d’accord et c’est ce que la pièce essaye de dire autrement : de nos jours, on valorise de plus en plus le corps parfait dans la société moderne pour ne pas dire capitaliste. L’image doit être parfaite et tout a fait en diapason avec les valeurs de la société de consommation. On doit se comporter d’une façon parfaite et commune. Le corps malade se trouve dépourvu de tout, rejeté, marginalisé, ignoré et banni. Les médias, la télévision et même l’opinion publique veulent imposer un modèle de corps et de comportement parfait. Aucune exception, compassion ou compréhension n’est accordée à ces personnes qui soufrent et se trouvent, à cause de maladies ou autres, contraints de vivre et de paraître différemment. On a presque tendance à renier la légitimité d’être malade et faible dans une société qui valorise de plus en plus la force et l’état de bien-être.
A mon sens, Il est temps de proposer et de défendre une autre vision vis-à-vis du corps et surtout du corps féminin. Il faut rejeter les idées stéréotypées qui guident notre pensée, notre façon de voir les choses et notre façon de juger les gens. Il faut laisser les gens vivre à leur guise, qu’elles soient malades ou en bonne santé. Cette pièce est une photographie du comportement d’abandon et d’indifférence d’un mari vis-à-vis de sa femme atteinte de cancer, faible et désespérée mais aussi d’une société indifférente à la souffrance et au désespoir.
Dans la pièce, l’expression corporelle est-elle un aveu, une révélation de ce qui demeure caché?
Le choix de l’expression corporelle n’était pas hasardeux ou fortuit. On a ouvertement choisi cette forme pour ne pas tomber dans le pathos, souvent occasionné par le traitement de pareils sujets, et pour ne pas tomber dans l’exagération et les clichés. Le but c’est aussi d’aller chercher dans la dimension artistique, c’est-à-dire faire parler un corps sur scène, chercher un autre langage plus profond et plus présent qui nous raconte son histoire via des images qui dépassent le langage. Le corps est là pour nous raconter sa propre histoire. L’expression corporelle, les mouvements, les gestes… des éléments qui activent l’état psychologique de cette femme parce que c’est à travers l’acte physique que l’on peut atteindre l’état psychologique. Le corps est là pour nous dire ce non-dit, thèse maîtresse de la pièce.
Mohamed Nait Youssef