Théâtre à l’Espace Rivages…
Mohamed Nait Youssef
« La frontière est une ligne imaginaire dans la tête des guerriers », Fatema Mernissi dans « Rêves de femmes : Une enfance au harem».
Ce fut un pur plaisir d’écouter les voix majestueuses et profondes de Sanae Assif et Amal Ayouch. Il pleuvait dehors, mais l’émotion, la force du verbe et la douceur de la parole étaient au rendez-vous. À l’Espace Rivages au siège de la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger, à Rabat, les deux talentueuses comédiennes ont transcendé le public, lundi 26 février, à d’autres cieux plus créatifs, libres et engagés en proposant un voyage dans les tréfonds de l’œuvre de l’éminente intellectuelle et sociologue marocaine, Fatema Mernissi (1940-2015). » Rêve sans frontières Fatema Mernissi « , tel l’intitulé du projet puisé dans l’ensemble de l’œuvre de cette figure emblématique ayant marqué toute une génération. « Je suis née en 1940 dans un harem à Fès », c’est ainsi commence le spectacle théâtral ou plutôt le récit Fatema Mernissi, où elle évoque son enfance à Fès, l’une des villes impériales importantes du pays.
Une nouvelle version, un nouvel souffle !
Une table, deux chaises, deux femmes. Une conférence imaginaire. Le spectacle est présenté dans sa nouvelle version. Sur scène, les voix des comédiennes donnent forme aux mots lucides et écrits éclairés de la sociologue. En effet, par le bais l’expression théâtrale, Sanae Assif et Amal Ayouch ont fait entendre la voix de la femme et de sa condition au Maroc et même ailleurs. “Le concept de harem est intrinsèquement spatial, c’est une architecture où l’espace public, dans le sens occidental du terme, est inconcevable, car il n’y a qu’un espace intérieur où les femmes ont le droit d’exister et un espace masculin extérieur d’où les femmes sont exclues. C’est pour cela que la bataille actuelle de la démocratisation du monde musulman se focalise et tourne jusqu’à l’obsession autour du voile et l’enfermement symbolique des femmes (le monde arabe a l’un des prolétariats féminins les plus misérables du monde), et que dans les sociétés où la crise de l’Etat et sa remise en question sont radicales comme en Algérie, on n’hésite pas à tirer sur celle qui se dévoilent.», écrivait Fatema Mernissi dans «Rêves de femmes : Une enfance au harem».
À vrai dire, franchir la frontière du harem, errer dans les rues, se libérer du masque, du voile, s’envoler dans les cieux libres…étaient le rêve ultime des femmes isolées, exilées intérieurement, si n’osons dire. C’est symbolique, mais il y exige une volonté de puissance dans une société qui cultive le deuil, qui réfute le désir et l’émancipation. Or, le harem et ses lois invisibles, qui sont plus dures que ses murs, existent toujours dans les têtes, dans les imaginaires.
La dignité, c’est d’avoir un rêve…
« Rêves de femmes » de Fatéma Mernissi, c’est aussi le récit d’un corps féminin, d’une essence. «La dignité c’est d’avoir un rêve, un rêve fort qui vous donne une vision, un monde où vous avez une place, où votre participation, si minime soit-elle, va changer quelque chose. Vous êtes dans un harem quand le monde n’a pas besoin de vous. Vous êtes dans un harem quand votre participation est tenue pour si négligeable que personne ne vous la demande. Vous êtes dans un harem quand ce que vous faites est inutile. Vous êtes dans un harem quand la planète tourne et que vous êtes enfouie jusqu’au cou dans le mépris et l’indifférence. Une seule personne a le pouvoir de changer cette situation et de faire tourner la planète en sens inverse, et c’est personne c’est vous.», a rappelé Fatema Mernissi dans son œuvre romanesque. D’où, en effet, cette force libératrice du rêve et de la danse. La vie comme une danse. Une échappatoire. Une voie royale qui mène… à des territoires plus libres et joyeux. Tout y est d’ailleurs dans le texte du spectacle adapté et mis en scène par Anne-laure Liégeois : amour, histoire, enfermement, liberté, rêve, exil, étrangeté, quête de sens et de soi. Un vrai périple dans le temps et l’espace inspiré dans un éventail d’œuvres littéraires, sociologiques, de conférences, d’articles de presse et de colloques. Du regard orientaliste des artistes occidentaux en passant par les réflexions engagées, avant-gardistes et universelles de Fatema Mernissi, Amal Ayouch et Sanae Assif nous livrent une lecture intelligente et solaire sur une œuvre majeure qui mérite d’être vue et dévoilée dans les salles de théâtre, les universités et les centres culturels marocains. Un spectacle à découvrir.