Désarroi idéologique et incertitudes politiques
Ce fut une soirée mémorable, celle organisée par le PPS, il y a quelques semaines, autour du thème «Quelle gauche aujourd’hui ?», dans le cadre des rencontres thématiques en amont de la 8e session du Comité central.
Mémorable eu égard à la pertinence, l’actualité du sujet mais aussi, tonique et stimulante dans sa forme et dans son contenu grâce à l’apport brillant, généreux et fraternel des intervenants : le sociologue Mohamed Ennaji, le politologue Hassan Tarik ; l’écrivain et homme des médias Abdellah Tourabi et Ahmed Zaki, membre du Bureau politique.
Quel devenir pour la gauche ? C’est quoi être de gauche aujourd’hui ? Des questions récurrentes mais qui prennent dans le contexte national et international une résonance particulière. Non seulement cette année coïncide avec le centenaire de la révolution d’octobre mais l’actualité immédiate : les piètres performances électorales de la gauche ici et là ; la situation inédite du parti socialiste français, les difficultés d’une expérience originale en Grèce…appellent à réfléchir. La gauche traverse une situation politique d’exception qui constitue en elle-même un événement théorique, susceptible d’aimanter et d’interpeller les forces intellectuelles. C’est l’une des premières conclusions de la rencontre de Casablanca, à partir d’un constat qui a fait l’unanimité des intervenants : la gauche pâtit aujourd’hui de la carence de son background culturel. Pendant longtemps, celle-ci s’est enfermée dans une approche strictement politicienne pour gérer les différentes phases– tumultueuses – de son rapport de force avec le pouvoir. Un long processus de normalisation politique et d’intégration dont le coût idéologique s’avère finalement fatal : ayant réussi son intégration au système, la gauche est désormais minoritaire culturellement. En quelque sorte, elle a gagné l’Etat et perdu la société. Très tôt, en effet, les deux variantes de la gauche marocaine, l’une issue du mouvement nationaliste traditionnel et l’autre de la mouvance communiste, ont été confrontées à la question de la légitimité d’une action politique autonome et moderne,et à un référentiel de valeurs universelles. Une démarche qui lui a assuré pendant des décennies une réelle présence authentique au sein du tissu politique national offrant au Maroc une image de pluralisme inédite. La démarche d’autocritique actuelle ne doit pas nous faire oublier des épisodes lumineux de notre expérience politique où la gauche avait réussi une forme d’hégémonie dans l’espace public avec une presse rayonnante, des syndicats forts de leurs assises populaires et une articulation à une jeune société civile dynamique. La transition du régime à la fin des années 1990 a été l’aboutissement de cette période faste avec les acquis qui l’ont accompagnée : le statut de la femme, l’amazighité, l’instance Equité et Réconciliation… Peut-être que ces acquis ont obnubilé ou accaparé la gauche qui s’est réveillée un jour sur un paysage où elle ne se reconnaît plus, où elle n’est plus reconnue. Le constat qui résume cet échec est l’effondrement de bastion de la modernité et leur passage dans l’escarcelle conservatrice : ce qui devrait en effet interpeller la gauche, c’est comment des villes comme Casablanca, Agadir, Tanger… emblème d’une modernité en marche, ont basculé vers une «droite» des plus conservatrices. Au-delà du débat nécessaire sur la nature de l’offre politique de la gauche, notamment dans ses volets de transformation sociale et économique, il faut dire qu’elle n’arrive plus à ramener vers elle les nouvelles couches avides de changement, celles qui ont trouvé refuge dans les réseaux sociaux numériques. Elle a manqué cruellement d’imagination sur les plans intellectuel et culturel évacuant notamment le champ symbolique. Elle a ainsi omis que les succès politiques durables, électoraux et autres, ne sont pas le résultat de la seule présence dans les institutions (gouvernement, parlement…), mais sont la conséquence d’une hégémonie culturelle qui s’exprime à travers l’ensemble du corps social. Le dernier Salon du Livre peut être un test grandeur nature sur cette voie.
Mohammed Bakrim