Vers un nouveau modèle d’enseignement supérieur au Maroc

L’intelligence artificielle 

Par Hatim Boumhaouad, Docteur et chercheur en sciences de l’information et de la communication

Dans les médias marocains tout comme dans les colloques et les journées d’études organisés dans le Royaume, j’ai bien remarqué le nombre important de discours épidictiques, voire élogieux relatifs à l’intelligence artificielle. Entre « l’amélioration de la qualité de l’enseignement » et le « renforcement de l’auto-formation chez les étudiants », l’intelligence artificielle parait comme un levier de transformation de l’écosystème de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Or, suffit-il d’instaurer un système éducatif basé sur l’intelligence artificielle pour améliorer voire réformer ce dernier ? S’agit-il, enfin, d’une solution au problème de la qualité et de la performance de l’enseignement supérieur au Maroc ? Ou bien, est-il question d’un énième hiatus à l’instar des dizaines de gouvernements marocains qui n’ont pas réussi à réformer ce secteur ?

Depuis que le ChatGPT a fait son apparition (lancement gratuit) en novembre 2022, l’intelligence artificielle, a le vent en poupe. J’ai remarqué que dès lors, il s’agit d’une expression valise : on ne sait plus trop bien ce que l’intelligence artificielle veut dire, mais on sait qu’on en parle et on a tous notre avis sur le sujet. C’est comme une sorte d’impensé sur lequel nous pensons quand même.

Certes, il ne faut pas révoquer en doute le fait que l’intelligence artificielle est susceptible d’avoir un impact positif sur l’enseignement supérieur dans un contexte socioéconomique aussi particulier que le Maroc. Nous pouvons citer à titre d’exemple :

  1. L’accompagnement des étudiants : Des chatbots et des agents conversationnels alimentés par l’IA peuvent être déployés pour répondre aux questions des étudiants (ex. cours, programmes d’études, etc.,) en temps réel, offrant ainsi une assistance instantanée et rapide ;
  2. La personnalisation de l’apprentissage : L’intelligence artificielle peut analyser les données et les préférences des étudiants pour comprendre leurs besoins individuels en matière d’apprentissage et afin de leur fournir des recommandations personnalisées à caractère académique. Cela permet d’adapter l’enseignement aux besoins individuels des étudiants ;
  3. La veille et l’analyse des données : Les établissements d’enseignement supérieur au Maroc peuvent utiliser l’intelligence artificielle pour analyser de grandes quantités de données, telles que les résultats des examens et les tendances de fréquentations universitaires, afin de prendre des décisions éclairées et d’anticiper les besoins futurs en termes de formations ;
  4. L’aide à la recherche : L’intelligence artificielle peut être utilisée pour accélérer la recherche en permettant l’analyse de grandes quantités de données, la modélisation de phénomènes complexes et la mise en évidence de nouvelles informations et tendances.

En somme, théoriquement, l’intelligence artificielle offre de nombreuses possibilités d’améliorer l’enseignement supérieur au Maroc en rendant l’apprentissage plus efficace, plus accessible et plus personnalisé. Cependant, il est également important de prendre en compte les défis éthiques et pratiques liés à l’usage de l’intelligence artificielle dans l’éducation, tels que la protection de la vie privée des étudiants, l’équité dans l’accès aux technologies éducatives et la formation des enseignants à utiliser ces technologies de manière efficace. L’intelligence artificielle ne peut pas être mise en place ex nihilo.

Dans le même contexte, l’introduction de l’intelligence artificielle dans l’enseignement supérieur au Maroc apporterait avec elle certains défis, notamment en termes de formation et de compétences. En effet, il existe un besoin crucial de former les acteurs de l’enseignement supérieur à utiliser efficacement les technologies basées sur l’intelligence artificielle. Cela nécessite des programmes de formation spécialisés et continus pour garantir que les enseignants et le personnel administratif maîtrisent les compétences techniques nécessaires. En outre, l’un des défis majeurs est d’assurer un accès équitable à l’intelligence artificielle dans tous les établissements d’enseignement supérieur au Maroc. Il est essentiel de développer une infrastructure technologique adéquate et d’assurer un débit d’internet de qualité dans toutes les régions du Royaume. Selon la dernière « enquête sur l’accès et l’usage des Technologies de l’Information et de la Communication par les individus et les ménages 2022-2023 » réalisée par l’Agence nationale de régulation des télécommunications (ANRT), 72,3% des ménages marocains sont équipés d’un ordinateur et/ou d’une tablette et 87,4% d’entre eux possèdent une connexion à Internet. De surcroît, selon la même enquête, le Royaume compte presque 30,3 millions d’internautes.

De première vue, ces chiffres sont satisfaisants et honorables pour mettre en place une infrastructure dédiée à l’intelligence artificielle dans le milieu académique. Sauf qu’en analysant les chiffres relatifs aux usages d’internet et aux compétences numériques des ménages marocains, nous pouvons dire que la généralisation de l’intelligence artificielle dans le système éducatif marocain est très mégalomane dans un futur proche. À titre d’exemple, selon la même enquête, 99% des internautes marocains participent aux réseaux sociaux, 97% téléchargent des contenus audiovisuels, 88% effectuent des appels via le VoIP et 16,9% utilisent internet à des fins didactiques. Ce qui est choquant, c’est que 50% des Marocains n’ont pas de compétences numériques initiales (compétences informatiques de base comme le fait de faire un copier-coller) ; ce qui signifie que la moitié des Marocains se contente de visualiser (pour ne pas dire consommer) des contenus sur internet. Dans le même contexte relatif à la culture numérique des Marocains, uniquement 27,7% savent transférer un fichier entre deux objets connectés, 24,1% sont capables de créer des présentations électroniques à l’aide de logiciels de présentation et 22,6% savent protéger leur identité numérique en ligne. Enfin, 52,1% des internautes marocains estiment que l’une des perceptions négatives d’internet est le fait de « demeurer en ligne plus longtemps que prévu ».

Il est clair que des cours relatifs à la culture numériques doivent obligatoirement être assurés au sein des établissements universitaires marocains, afin de lutter contre une nouvelle forme d’analphabétisme : l’analphabétisme numérique. Certes, mis à part le fait que l’intelligence artificielle s’avère comme un levier d’assistance académique aux étudiants, elle peut être utilisée pour automatiser les tâches administratives telles que la gestion des inscriptions au sein des services de scolarité et la planification des cours, permettant ainsi aux enseignants et au personnel administratif de se concentrer sur des tâches plus stratégiques et moins répétitives. Cependant, pouvons-nous arriver à ce stade avec les chiffres cités supra ? Ces derniers auraient probablement comme conséquence une résistance au changement de la part des usagers : l’introduction des TIC peut parfois être accueillie avec une certaine résistance. Il est nécessaire, non seulement de sensibiliser, mais également de former les parties prenantes, y compris les enseignants, les étudiants et le personnel administratif, dès le début du processus pour favoriser une adoption réussie de l’intelligence artificielle. Dans ce contexte, une récente étude intitulée « The impact of artificial intelligence on research and higher education in Morocco » (L’impact de l’intelligence artificielle sur la recherche et l’enseignement supérieur au Maroc) a indiqué que 53% des enseignants marocains se sont avoués soucieux à l’idée d’utiliser l’intelligence artificielle dans leurs enseignements, et 97% d’entre eux souhaitent bénéficier d’une formation supplémentaire en la matière. Selon la même étude, 40% des étudiants marocains se considèrent comme étant familiers avec les outils d’intelligence artificielle constitués principalement de ChatGPT (utilisé par 85% des étudiants répondant à l’enquête), Midjourney (6,22%), Bard (4,53%) et d’autres outils OpenAI (2,50%). Cependant, 82% des étudiants utilisant les outils d’intelligence artificielle n’en ont pas constaté un bénéfice significatif. Quant aux usages faits par les étudiants marocains, ces outils sont principalement utilisés à des fins de traduction, de vérification de la langue, de détection du plagiat et de création de supports pédagogiques.

Par ailleurs, éthiquement parlant, le recours à l’intelligence artificielle à des fins académiques implique la collecte et l’analyse de grandes quantités de données, notamment à caractère personnel. Ces données proviennent de diverses sources, telles que les bases de données institutionnelles, les plateformes numériques éducatives, les espaces numériques de travail,  les MOOC, etc. Ce qui a entrainé une évolution exponentielle des données qui ne peuvent plus être gérées efficacement par les systèmes d’information classiques en raison de leur volumétrie. Il est important de garantir que ces données soient collectées, conservées et utilisées de manière éthique et sécurisée, et ce conformément à la loi 09-08 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et au règlement général sur la protection des données (RGPD) s’il y a lieu d’échanges avec des établissements universitaires européens.

De surcroît, d’une part, l’intelligence artificielle peut être utilisée pour noter ou évaluer les performances des étudiants de manière objective, voire effectuer une correction automatique des examens. D’autre part, mis à part les sciences exactes ou nous pouvons « accepter » une évaluation automatique voire assistée par la machine, pouvons-nous réellement évaluer l’Homme par des algorithmes ? En effet, les systèmes d’intelligence artificielle peuvent être sujets à des biais algorithmiques, ce qui pourrait entraîner des résultats injustes ou discriminatoires pour les étudiants. Avant de mettre en place un système de ce type, il est important de le concevoir de manière à minimiser les biais afin de garantir l’équité parmi les étudiants.

Il est vrai qu’en surmontant les défis cités dans cet article, le Maroc peut tirer pleinement parti du potentiel de l’intelligence artificielle pour améliorer l’enseignement supérieur, renforcer la qualité de l’éducation et favoriser l’innovation dans le secteur de l’enseignement. Mais, à l’heure actuelle et en l’absence d’une réglementation spécifique à l’usage de l’intelligence artificielle, l’adoption de cette dernière entraînerait des écueils relatifs à la formation des acteurs du secteur d’enseignement supérieur, à la sécurité des données et à l’éthique liée à l’usage de ces outils (ex. risque de tricherie ou de dépendance à ces outils). Enfin, l’enseignement est avant tout une activité humaine : quelles que soient les évolutions technologiques, l’Homme restera l’acteur principal de ce secteur.

En guise de recommandation aux lecteurs, je vous invite à lire le manuel ouvert « IA pour les Enseignants » accessible gratuitement en ligne et téléchargeable. Il a été publié en 2024 et a été rédigé par Colin de la Higuera et Jotsna Iyer. Il est le fruit du projet européen AI4T, parrainé par la Chaire UNESCO RELIA (Nantes Université).

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