«Pour moi, la philosophie n’est pas une crème renversée»

La pensée d’Ali Benmakhlouf demeure d’actualité. En effet son ouvrage «Pourquoi lire les philosophes arabes» est un retour au berceau, aux philosophes arabes à la quête de réponses à certaines questions urgentes auxquelles font face les sociétés de nos jours. Quelles sont alors les tâches de la philosophie et des philosophes dans un monde miné et enlisé dans les fausses lumières de la modernité ?

«Le philosophe est là pour dire que les deux seuls idéaux auxquels l’Homme peut prétendre sont l’Education et la Santé parce que ce sont les deux choses qui donnent à l’individu l’autonomie, c’est-à-dire qui le remettent dans sa dignité et lui rendent sa liberté : deux aspects de la vie qui ne se négocient jamais», a confié Ali Benmakhlouf dans cette interview réalisée par Al Bayane à l’occasion de «Les Nuits des Philosophies» qui a eu lieu les 25 et 26 novembre 2016 à la BNRM.

Al Bayane : Vous avez consacré votre ouvrage «Pourquoi lire les philosophes arabes» aux philosophes arabes. Pourquoi les philosophes arabes ? S’agit-il d’un retour nostalgique ou d’une nécessité actuelle ?

Ali Benmakhlouf : C’est dire que nous gagnerons beaucoup à garder ces philosophes comme compagnons directs. Vous savez, 800 années nous séparent d’Ibn Rochd (Averroès) mais on peut le considérer comme notre actualité. Pourquoi ? Parce qu’il avait conscience qu’aucune culture n’est isolée des autres, qu’aucune culture n’est fermée sur elle-même, que toutes les cultures sont interactives. Il voyait les anciens, les grecques en l’occurrence, comme «Lqoudamae», jamais comme des «paysans». Cette idée de compartimenter les gens selon leur foi n’était pas du tout intéressante pour lui. Donc, l’idée d’une Histoire connectée, Ibn Rochd en avait conscience. J’ai voulu quand même l’indiquer ; qu’il y avait ce lien véritablement avec les Grecs, les anciens, ce qu’il les appeler : «Lqoudamae».

L’idée aussi que le savoir se mesure à sa validité et pas ses origines. Peu importe d’où vous connaissez les choses, c’est comment vous les validez qui compte le plus, comment ça résiste au temps, comment ça résiste à la réfutation, et ça précisément, c’est encore un enseignement d’Ibn Rochd : la validité plus importante que l’origine. Dans cet esprit, il cite l’exemple de la « fête du Mouton »à propos de laquelle il avance : « quand vous sacrifiez le mouton, vous ne dites pas d’où vient le couteau, mais est ce qu’il correspond aux conditions d’hygiène et est-ce qu’il est bien tranchant. Et le savoir c’est pareil. Est-ce que c’est un savoir précisément valide ou un savoir fait de rumeurs, fait de choses qui vont toutes se dégonfler.

Actuellement, pensez-vous qu’on a besoin d’une contre-allée philosophique de la philosophie arabe dans le sens d’une lecture alternative de ce qui a été déjà présenté ?

Il n’y a pas de contre, il y a du direct. Pour moi la philosophie n’est pas une crème renversée. Il faut aller directement dans leur lecture : «Kitab Lmila», le livre de la religion d’Al-Fârâbî est un livre magique, magnifique, extraordinaire sur la manière de comprendre ce que peut proposer la religion comme source à des gens qui veulent l’exploiter par exemple en droit  ou encore dans «Usul al-Fiqh». Il montre les limites de cela. En même temps, il montre la possibilité d’une rationalité de l’œuvre dans le droit «Taghyir Lfatwa fi taghyir al-zaman», c’est-à-dire: montrer comment le droit dans ses avis consultatifs et dans ses «fatāwā» change avec le temps, et qu’il n’y a pas une charî’a qui est imposée de tout temps, ni un code donné dans le coran par exemple. C’est tout cela qui fait l’actualité de ces philosophes ; c’est que leurs réflexions et la hauteur conceptuelle dans laquelle ils se sont situés restent véritablement pour nous, un enseignement majeur.

Le contexte actuel est marqué par une montée en puissance de la violence. Quelles sont les tâches de la philosophie et des philosophes actuellement dans ce sens ?

Produire des analyses qui donnent aux gens le moyen de démasquer les relations. Les gens savent beaucoup de choses, mais parfois il y a un déficit dans la formulation. Donc il est question ici de leur donner la possibilité de formuler le problème. Vous savez, le drame de la pauvreté, c’est qu’il n’arrive pas à se formuler comme pauvreté. Deux choses pour vous répondre: le philosophe est là pour dire que les deux seuls idéaux auxquels l’Homme peut prétendre sont l’Education et la Santé parce que ce sont les deux choses qui donnent à l’individu l’autonomie, c’est-à-dire qui le remettent dans sa dignité et lui redonnent sa liberté, deux choses qui ne se négocient jamais.

Il y a un discours populiste qui traverse la scène politique dans le monde. Au fait, quid de l’éthique dans la politique ?

L’éthique par le débat qu’elle organise fait pression sur les pouvoirs politiques pour qu’ils puissent s’approprier des questions qui importent le citoyen. L’éthique c’est ça; c’est le débat qui fait sortir des notions auxquelles tiennent les citoyens. C’est donner de la visibilité à certains aspects cachés du débat. L’éthique fait pression sur les pouvoirs politiques pour qu’ils puissent inscrire ces questions dans les lois.

Mohamed Nait Youssef

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