Le renouvellement générationnel naturel du personnel politique pourrait faire éclore une génération qui réinventera la politique

Entretien avec le sociologue et politologue Brahim Labari

Propos recueillis par Saoudi El Amalki

Vous êtes sociologue et politologue. Pourriez-vous nous entretenir sur votre parcours et itinéraire de formation ?

Je suis sociologue à l’Université Ibn Zohr d’Agadir. J’ai fait l’intégralité de mon cursus universitaire en sociologie à l’Université Paris Ouest après avoir obtenu mon baccalauréat au Lycée Almassira Al Khadra de Tiznit en 1989. DEUG, Licence, Maitrise et DEA dans la même discipline m’a conduit à m’inscrire en doctorat et à soutenir ma thèse en 2004au sein d’un laboratoire CNRS « Travail et Mobilités ». Thèse intitulée « L’économie contre la culture ? Les délocalisations industrielles françaises au Maroc. Études monographiques dans deux villes (Casablanca et Agadir) ».

Je suis également politiste pour avoir réalisé un DEA de sciences politiques, plus précisément en Politique Comparée, sur la « socialisation militaire au défi de la mixité citoyenne ». Après mon retour au Maroc en 2007, j’ai fait mon habilitation universitaire en 2012à l’Université d’Agadir « Le Maroc dans le processus de la mondialisation. Sociologie du travail, du genre et des dynamiques migratoires ». Cinq ans plus tard, j’ai présenté mes travaux en vue d’une Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) à l’Université de Lorraine dans l’Est de la France que j’ai présentée et soutenue publiquement en 2017. HDR intitulé « Rationalités et processus de mondialisation » où il a été question de travailler, à partir des marges, sur ce que j’ai appelé « la mondialisation des configurations d’en bas ».

De tout ce cursus, j’ai fait paraitre une vingtaine d’ouvrages, fruit d’un travail de terrain de longue haleine. A l’aune de ces travaux édités et discutés, je fais vivre modestement une tradition sociologique qui allie un savoir sociologique rigoureux et l’action transformatrice.

Dans cette tradition, le sociologue a une responsabilité sociale qui consiste à ne pas simplement contempler des faits sociaux de son époque mais à agir le monde social qui est le sien et celui de ses semblables. « Savoir pour prévoir. Prévoir pour pouvoir » est l’aphorisme qui devrait guider le travail de tout sociologue responsable et lucide. C’est toute la portée de la sociologie de l’émancipation que j’appelle à approfondir. 

À quoi sert selon vous d’avoir une vie politique dans une société comme le Maroc ?

La politique partisane est essentielle au fonctionnement de toute société : les partis politiques et donc le débat contradictoire, la représentation syndicale et plus largement les corps intermédiaires comme les différentes composantes dela société civile, participent de la vitalité démocratique, voire ontologique de toute nation. Nous devrions nous estimer émancipés d’avoir un héritage important de cet ordre etd’avoir opté courageusement depuis notre indépendance et au prix de sacrifices pour la philosophie du pluralisme politique, sans oublier le rôle des élite intermédiaires dans la consolidation de l’idéal démocratique. Mais la politique au sens noble du terme se rapporte fortement à cet impératif d’agir le monde social, de dévoiler les mécanismes de la domination en son sein, d’identifier les tenants et aboutissants de l’ordre social sans se cacher derrière un euphémisme béat. La politisation ou la socialisation au politique, notamment en direction des jeunes et des femmes, se déploie autour de la transmission de ces valeurs aux générations actuelles et à charge pour elles de les acheminer comme une Al Amana à celles qui viendront.

« L’éthique de conviction » devra animer l’intellectuel pour alerter s’il le faut sur les dévoiements de cette Al Amana ; « l’éthique de responsabilité » incombe aux professionnels de la politique qui doivent considérer cette dernière comme cette nécessité de « servir et non de se servir ». Une vie politique efficiente est aussi reconnaissable à l’existence d’une presse libre et indépendante, attentive aux faits et non à la rumeur ou à la propagande qui est aujourd’hui très répandue et qui empoisonnent le fonctionnement normal des institutions. Bref un journalisme d’investigation qui lève des lièvres en se constituant comme contrepoids aux pouvoirs institués législatif, exécutif et judicaire. C’est à ce prix-là que nous pourrions avancer et amortir les chocs que le processus de la mondialisation et la vulgate néolibérale ne manqueront pas de nous faire subir.

Les générations précédentes étaient plus impliquées dans la politique et les manifestations, ce qui n’est plusréellement le cas pour la nôtre. Qu’en pensez-vous ?

Disons que chaque génération est le fruit de son époque et larésultante d’un contexte historique donné. Nos anciens, dans la majorité des cas étaient illettrés et peu socialisés au fait politique, s’impliquaient avec les moyens dont ils disposaient et les ressources qui étaient les leurs. Les contraintes ont toujours existé ainsi que les issues gouvernementalementpossibles pour résister aux injustices sociales et aux inégalités ou tout simplement de laisser éclore des attentes face aux problèmes qui attentent au vivre-ensemble. Le vote qui est une vielle institution dans notre pays permettait aux citoyens de choisir leurs représentants, d’assimiler la périodicité des élections, de s’estimer parties prenantes du processus représentatif. Mais le clientélisme, le paternalisme, le familialisme et le népotisme étaient le revers de la médaille. Les générations d’aujourd’hui se méfient de la politique tout en adhérant en grande partie à la liberté et au libéralisme politique. Ils combattent le libéralisme économique, les inégalités qui le sous-tendent et préfèrent, selon moi, participer à l’œuvre du changement par d’autres canaux comme les associations, les activités artistiques de teneur contestataire ou encore dans les réseaux sociaux si en vogue aujourd’hui. Cette révolution numérique et informationnelle a véritablement changé le rapport classique au politique. La jeunesse est très connectée aux nouveautés, très dépendante de la société de consommation et épousent des causes plus globales que locales. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le mouvement des indignés qui avaient défrayé la chronique en Europe et en Amérique latine. Indignez-vous ! écrivait Stephen Hessel, soulignant au passage la proximité cognitive entre personnes éloignées géographiquement les unes des autres. Ce n’est plus « agir localement » et penser globalement, mais l’inverse…

Quels sont les facteurs à l’origine de la rupture entre les jeunes et la politique ?

Il faut d’abord acter cette rupture et nous avons besoin de recherches empiriques pour vérifier et valider cette hypothèse. Il y a mille et une façon de faire de la politique : pour un jeune, s’engager dans des actions caritatives revient à faire de la politique, aider son semblable dans le besoin en est une autre, participer à la propreté de son quartier, avoir une opinion et la faire partager en l’assumant, créent les conditions d’une société ouverte et responsable. Participer ou se présenter aux élections est un acte citoyen de premier ordre, mais le vieillissement du personnel politique, la résistance au changement chez le plus grand nombre, la réticence et l’imaginaire patriarcal qui combattent consciemment ou inconsciemment l’avènement des jeunes femmes en politique, détournent les jeunes de prendre leur place dans la cité. Il y a une multitude de raisons que je ne peux pas détailler ici…

Comment voyez-vous l’avenir des rapports entre les jeunes et la politique ?

Le pronostic prospectif de cette corrélation ne peut être que pessimiste au regard de ce que j’ai avancé précédemment. Mais le renouvellement générationnel naturel du personnel politique pourrait faire éclore une génération qui, peut-être, réinventera la politique pour la mettre au diapason des transformations que connait notre société. L’audace de proposer un nouveau modèle de société, s’occuper des gens d’en bas qui pourraient être dépassés par la gestionnarisationde la société de demain, axer l’intervention sociale sur des catégories précaires dans le monde rural et lutter rationnellement contre les inégalités territoriales. L’école devrait contribuer fortement à moduler un nouveau citoyen patriote et exigent… La politique n’étant pas simplement à remplir une fonction tribunicienne et à gérer les affaires courantes, elle a le devoir d’influer sur le cours de nos sociétésface aux dévoiements qui les guettent.

Quelles sont selon vous les actions à mener pour encourager la participation des jeunes à la vie politique ?

Je peux proposer quelques éléments avec un maitre-mot : socialisation. C’est la foi que nous avons en nos institutions dans la transmission des valeurs de citoyenneté et d’éducation qui pourrait réconcilier les jeunes avec la politique :

1°/ Instaurer le paradigme donnant-donnant :

Les partis politiques peuvent développer une vraie stratégie d’enrôler les jeunes en leur sein, dans leurs instances, en leur réservant une place éligible au cours des élections. Les jeunes peuvent également apporter de la fraicheur à la vie politique dans un contexte marqué par le vieillissement du personnel politique.


2°/ Il appartient aux partis politiques, mais aussi aux pouvoirs publics de mener une politisation constante et spécifique aux jeunes. Toute politisation véritable commence par sonder les attentes des jeunes, leurs espoirs, leurs craintes et leurs représentations politiques. Pour assurer la relève, les partis politiques qui concourent en théorie à la vie démocratique en participant aux élections se doivent d’appuyer l’action de leurs directions par des mouvements politiques similaires de jeunes…

3°/ Les jeunes sont mieux placés pour assurer leur propre représentation politique. On parle aujourd’hui de la mort des idéologies, de la fin des utopies parce que la politique s’est beaucoup professionnalisée. Les jeunes peuvent faire revivre la politique parce qu’ils connaissent mieux leur époque : on n’est jamais mieux servi que par soi-même, dit-on. Mais ce qu’il convient de souligner est que les jeunes méritent une représentation politique efficiente. Ils ne doivent être ni sujets, ni enjeux, mais des acteurs de leur propre destin…

4°/ Les urnes ou les mobilisations collectives, l’engagement associatif ou pour un idéal (les droits humains par exemple) sont autant de canaux qui participent de la socialisation politique. 
On ne fait pas la queue devant un cinéma qui ne passe pas de film ! La socialisation électorale et politique des jeunes ne peut aboutir que dès lors que le jeune homme ou la jeune femme trouve son compte dans l’offre programmatique des partis et dans les politiques publiques (le travail, l’emploi, le revenu, le statut, la garantie du vivre-ensemble si importante dans le contexte actuel). Autant de termes du jargon sociologique sur lesquels repose l’avenir d’une nation.

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