Entretien avec la cinéaste franco-marocaine, Simone Bitton
Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef
La cinéaste franco-marocaine Simone Bitton rend un vibrant hommage à Edmond Amran Elmaleh, une figure majeure du paysage culturel, artistique et politique marocain. Deux ans après « Ziyara » (2020), la documentariste est revenue sur le devant de la scène cinématographique avec un nouveau film documentaire délicieux, riche et poignant : « Les mille et un jours du Hajj Edmond », projeté en avant-première mondiale, samedi 30 novembre, lors de la 21ème édition du Festival international du film de Marrakech. Dans ce film de 93 minutes, la réalisatrice nous plonge dans les univers et les multiples facettes de cette personnalité qui échappe à toute classification. En effet, par le biais des extraits de textes, des images d’archives, des témoignages de Mohamed Tozy, Leïla Shahid, Dominique Eddé, Mohamed Berrada, Hassan Bourkia, Khalil El Ghrib, la cinéaste a adressé une lettre cinématographique intimiste et émouvante à l’écrivain, penseur et militant de la première heure. « Les mille et un jours du Hajj Edmond » est un film sur la mémoire, la culture, l’exil, le grand départ, la lutte, le partage et l’art de vivre, de vivre ensemble. Rencontre.
Al Bayane : Deux ans après « Ziyara », vous venez de signer un nouveau documentaire consacré à une figure emblématique du paysage littéraire, culturel et même politique national, un nom ayant marqué l’histoire et la mémoire du pays : Edmond Amran Elmaleh. De prime abord, nous aimerions revenir sur cette question de la mémoire qui vous habite et qui traverse votre œuvre. Pourquoi cet intérêt assez particulier à la mémoire des lieux et des personnes ?
Simone Bitton : Je pense que c’est l’une des missions du documentariste, et ce n’est pas la seule. Mais je pense que les écrivains de demain regarderont beaucoup de films documentaires sachant que les documentaristes sont leurs meilleurs alliés parce qu’un documentariste intègre, en tout cas, il filme le monde tel qu’il est. Et ils y trouveront parfois dans nos documentaires beaucoup plus de vérité et d’informations sur notre époque que dans la langue de bois des archives politiques par exemple. Donc, oui je le ressens un peu comme une mission, et en plus j’adore ça. Moi j’adore les archives, j’adore les vieilles images, j’aime beaucoup les biographies, j’aime les lire, j’aime les faire…Je ne fais pas que ça, mais je peux vous dire que quand je fais un film biographique, je fais un doctorat sur la personne. C’est-à-dire, je m’immerge complètement dans son univers.
Est-ce le cas peut-être dans le film sur Edmond ?
Dans le cas d’Edmond que je connaissais dans la vie, c’était un peu plus facile mais quand même je me suis plongée dans son œuvre qui n’est pas facile. J’ai tout lu. Et Edmond a écrit tous les jours de sa vie ; il a tout écrit: des nouvelles, des romans, des récits, des articles politiques, des recettes de cuisine, des préfaces de livres, de la peinture, des préfaces de livres de cuisine… il n’y a rien qu’il n’a pas écrit. Je me suis efforcée de tout lire, mais je n’ai sûrement pas réussi parce que des choses ont dû m’échapper. Mais je me suis vraiment immergée parce que son œuvre est très liée à sa vie. C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’est pas facile à lire. C’est-à-dire pour quelqu’un qui ne connaît pas le Maroc, ou qui ne connaît pas du tout les époques dont il parle et qui ne le connaît pas du tout. Lui, il y a des choses qui sont totalement incompréhensibles, j’en conviens, je suis la première à en convenir. Mais, moi, qui le connaissais, qui connaît ce pays et qui a avec lui beaucoup de choses en commun en particulier le fait d’être juive, d’être juive marocaine, tout fait sens, tout fait sens dans son œuvre.
Que cherchez-vous au juste en filmant certains lieux et détails : une présence, une absence, un passé, un présent ? Quels sens portent les images ?
Je fais des films qui parlent du passé, mais je le dis d’ailleurs dans ce film. Même quand on fait un film qui parle que du passé, notre caméra, elle ne filme que le présent. La caméra, elle, ne filme que ce qui est devant elle. Quand je retrouve l’immeuble où Edmond a vécu son adolescence, cet immeuble qui était autrefois sans doute, selon ses descriptions, une merveille et art-déco, un des premiers beaux grands immeubles de Casablanca sur le boulevard de Paris était une merveille de luxe, de beauté et de blancheur. Mais, aujourd’hui, ma caméra capte ce qu’est devenu, cette partie de Casablanca, ce hall de l’immeuble délabré, l’ascenseur qui ne marche plus… Je cherche le présent et je trouve le passé, c’est ça le cinéma.
Dans le film, comme dans les autres d’ailleurs, il y a beaucoup de sincérité, d’engagement et de poésie. Prenant par exemple le témoignage de Lkbira qui était à la fois marquant, spontané et sincère. Cette dame a su saisir l’âme peut être de l’œuvre d’Edmond, un personnage prolifique. Qu’en dites-vous ?
Elle a tout compris, sans lire un mot. Elle donne la plus belle définition qu’il soit d’un communiste, d’un vrai communiste. Edmond avait envoyé, baladé le parti communiste très jeune dès qu’il a appris les crimes staliniens, et puis il n’était pas homme à être dogmatique toute sa vie parce qu’il était beaucoup trop libre. Mais, il a gardé du communisme, le meilleur à savoir ; la proximité avec le petit peuple et le mépris de l’enrichissement personnel. Il n’avait rien Edmond, il ne possédait absolument rien ; uniquement des livres et des tableaux que lui offraient ses amis peintres. Il n’avait aucun bien. Il avait deux costumes, mais il était toujours très élégant. C’étaient toujours les mêmes habits, et c’est le meilleur, l’essence du communisme qu’il a gardé. Chose que Lkbira sent très bien. Elle dit que « tout le monde était égal pour lui ».
Elle a saisi tout de suite combien il était marocain, et elle le dit. La preuve : le public a applaudi quand elle a dit, et ça m’a beaucoup étonnée et réjouie. Elle raconte qu’il venait chez elle dans son quartier populaire, très pauvre de Salé, il passait l’Aïd avec sa famille et il disait : « toi aussi tu es une artiste, pas seulement les peintres et les écrivains » parce qu’elle faisait si bien la cuisine et la cuisine marocaine est aussi un art. Donc, il lui disait : « fanana » (artiste), tu es comme nous. Donc elle exprime, elle raconte tout ça. On dit tellement sur lui et puis elle était le peuple pour lui, je pense. Et pour moi dans le film, elle est le peuple.
Il y a la cause palestinienne qui est au cœur du film. Pensez-vous que le film est arrivé à temps, notamment ce qui se passe en Palestine et au Liban ?
Oui, la cause palestinienne était au cœur de sa vie aussi. Il ne faisait plus de politique que en ce qui concernait la Palestine. La Palestine était très chère à cœur parce qu’il était juif comme moi. C’est quelque chose qui nous a beaucoup rapprochés. Dans ce film, je voulais faire passer ce sentiment de filiation que j’ai envers lui. Nous ne sommes pas très nombreux, nous le savons, mais nos voix sont essentielles. Il faut qu’il y ait des juifs comme était Edmond, comme je suis, comme d’autres le sont, heureusement, qui disent que ce qui se passe actuellement en Palestine et au Liban. Ce massacre n’est pas fait en notre nom, ce n’est pas vrai. Ils parlent en notre nom, mais ce n’est pas en notre nom, ils ne nous représentent absolument pas. Le judaïsme, ce n’est pas ça. Le judaïsme, c’est l’étude, c’est les lettres, c’est le livre. Nous sommes les gens du livre, nous sommes les gens de la sagesse et de la loi. Nous avons donné la loi. Et ces gens-là sont en train de massacrer notre histoire, notre mémoire, notre patrimoine. Nos voix sont très précieuses et très importantes. Nous devons les élever et je suis heureuse quand j’ai commencé ce film, je ne savais pas que nous allions rentrer dans une période aussi affreuse, mais je suis très heureuse qu’ils sortent maintenant parce que la voix d’Edmond n’a jamais été aussi précieuse dans ce pays.
Dans le film, il y a aussi cette justesse du propos et des témoignages des artistes, des auteurs, des intellectuels auxquels vous avez donné la parole.
Il savait choisir ses amis. Il était très malin, il était très intelligent, il reconnaissait le talent, il reconnaissait l’intégrité. Khalil El Ghrib, par exemple, il a découvert parce que c’est un peintre qui ne montre pas ses œuvres qui travaillent dans l’éphémère. Pour voir ses œuvres, il faut aller le voir, il ne les vend pas, il ne les exposait pas dans des galeries. Il l’a découvert et il l’a senti en lui une âme sœur. Il y avait une part de sophisme, c’était presque mystique l’art de Khalil, et Edmond était très attiré par le mysticisme. Il était agnostique, mais il aimait les traditions populaires et il aimait la spiritualité. Chose qu’il a rencontré en Khalil El Ghrib, dans sa modestie et dans son détachement, justement de l’enrichissement. Il a retrouvé là une âme sœur.
Un cinéaste a également cette responsabilité de transmission. En effet, lors de la projection nous avons vu autant de jeunes cinéphiles qui sont venus voir le film. Quel en était votre sentiment ?
Oui, ça m’a fait plaisir parce qu’il y avait des jeunes et il y en avait ceux qui ont exigé à la fin que le film soit traduit en arabe et en darija parce qu’il est essentiellement en français. Edmond était un écrivain francophone et il souffrait beaucoup, d’ailleurs comme moi, parce que nous avons été aliénés de notre langue natale. On nous a donné l’éducation et c’est tant mieux pour nous. Peut-être c’est l’alliance israélite, le colonialisme, tout ça nous a offert en cadeau l’éducation française qui nous a permis de faire des études supérieures beaucoup plus vite que nos frères musulmans qui ont dû attendre une ou deux générations après nous. Mais ça nous a aliénés et ça nous a coupés du peuple. Beaucoup de jeunes sont venus vers moi depuis hier soir et m’ont dit qu’on ne savait pas tout ça, et s’il vous plaît, faites traduire le film en arabe. On va faire notre possible.