Abdelaziz BELAL ou le développement dure longtemps

Aziz BELAL, 39 ans déjà…

Par Noureddine El Aoufi *

La pensée économique de Abdelaziz BELAL continue d’éclairer, sous un jour nouveau, la problématique du développement en général et du développement national en particulier. Dans le contexte actuel, marqué par la pandémie, il est salutaire de relire ses deux maîtres ouvrages, L’Investissement au Maroc (BELAL, 1968) et Développement et facteurs non économiques (BELAL, 1980) qui constituent ensemble une contribution majeure à la théorie du développement.

On y trouve les éléments, à la fois théoriques et empiriques, d’une stratégie nationale du développement dont la Covid-19 vient de montrer la pertinence, pour ainsi dire par la force des choses. L’analyse de A. BELAL et ses préconisations en matière de développement national sont édifiantes au plan substantiel (nature, espace, temps) et procédural (dispositifs, instruments, ressources).

Où le développement est une affaire économique et non économique

Dans L’Investissement au Maroc l’auteur décrit les fondamentaux du développement ou son «rez-de-chaussée» matériel  (BRAUDEL, 1979) : infrastructures de base, industrialisation, développement agricole, modernisation de l’artisanat. Un tel investissement massif implique une mobilisation de l’épargne nationale et un niveau optimal de consommation de masse. La «nécessité et possibilité d’un taux élevé d’accumulation» est de nature à engendrer un «processus de progression géométrique par réinvestissement continu du capital récupéré». En ouvrant la «voie à la croissance auto-entretenue» une telle «accumulation de départ»  assigne un rôle secondaire à l’aide étrangère.

Le processus strictement économique du développement implique, d’une part, une articulation structurelle de l’agriculture et de l’industrie et, de l’autre, des relations organiques d’échange entre les industries lourdes (section de production des biens d’équipement) et les industries légères (section de production des biens de consommation).

Ce sont les dynamiques internes, la diversification et la sophistication du système productif national, la convergence des politiques publiques et des stratégies privées nationales qui favorisent l’insertion active dans le régime international et contribuent à améliorer les conditions d’attraction des investissements directs étrangers et non l’inverse.

Mais le développement n’est pas seulement une affaire de formation brute de capital fixe et d’investissement. Les dimensions institutionnelles et les «logiques politiques et sociales» (BRAUDEL, 1979) ne sont pas moins déterminantes.

L’effet multiplicateur des infrastructures se double, selon A. BELAL, d’un effet inclusif lorsque celles-ci englobent ce que R. HANSEN (1965) appelle les «infrastructures sociales» dont la finalité est de renforcer les capacités humaines et d’accroître le potentiel du capital humain. C’est cette «jonction entre l’économique et le social», entre le matériel et l’immatériel, le physique et l’institutionnel qui, selon l’auteur, doit fonder le choix des investissements en matière d’infrastructures.

L’effet inclusif des «infrastructures physiques» implique, dès lors, d’infléchir la trajectoire des investissements en intégrant les «infrastructures humaines» comme composante primordiale de la «stratégie souhaitable du développement national».

Le chapitre 4 intitulé (1968) «Transformation des structures et maximisation des effets multiplicatifs de l’investissement» se décline comme un programme holistique : transformation des rapports externes et internes de l’économie et de la société, création d’une organisation économique et sociale d’un type nouveau, c’est-à-dire en mesure d’assurer à la fois la diffusion du progrès, l’harmonisation nécessaire de la centralisation et de la décentralisation, de la discipline et de la libre initiative et, last but not least, conciliation des impératifs d’efficacité économique et de justice sociale.

Dans Développement et facteurs non-économiques, A. BELAL (p. 98) écrit  : «le développement, tel que nous l’entendons, au sens d’un processus cumulatif socialement maîtrisé et continu de croissance des forces productives, englobant l’ensemble de l’économie et de la population, à la suite de mutations structurelles profondes permettant la mise au jour de forces et de mécanismes internes d’accumulation et de progrès, n’est pas possible sans l’élimination des blocages sociaux, politiques et idéologiques qui l’entravent».

Où le développement est une affaire de long terme

Dans la perspective de A. BELAL, le développement n’est pas réductible à la croissance, comme le prétend l’économie orthodoxe. Plusieurs arguments peuvent être tirés de ses travaux :

(I) La croissance est généralement définie par le produit intérieur brut (Pib), lequel mesure la valeur de la production de biens et services réalisée par les agents résidant sur le territoire national. En revanche, le concept de développement est plus large et renvoie, outre le Pib, à une combinatoire d’indicateurs mesurant la richesse à la fois matérielle et immatérielle.

(II) Si la croissance concerne les grandeurs économiques de type quantitatif, le développement quant à lui intègre, dans le même processus, les dimensions de nature qualitative, c’est-à-dire institutionnelle, sociale, culturelle, voire symbolique.

(III) Alors que la croissance est appréhendée dans le court terme et eu égard à la conjoncture, le développement s’inscrit dans un processus de long terme et porte davantage sur les structures.

(IV) La croissance peut cibler des équilibres partiels sur des secteurs, des branches, des chaînes de valeur, des segments de marché, etc., alors que le processus du développement n’a de réalité que dans des équilibres globaux, des processus holistiques où tous les secteurs productifs (agriculture, industrie, services), sont pris dans des dynamiques systémiques, développent des flux d’échanges entre eux, font des transactions tangibles et intangibles de type inter et intra sectoriel.

(V) Alors que la croissance peut s’accommoder d’une modalité privilégiant les exportations et l’extension des débouchés externes, le développement quant à lui n’est envisageable que sur la base d’une variante productive autocentrée donnant la priorité à l’approfondissement du marché interne et à la satisfaction de la demande effective nationale. La croissance peut être une croissance extravertie, en revanche le développement est fondamentalement un développement intraverti.

(VI) Enfin, la croissance s’inscrit dans une logique séquentielle où la répartition est fonction de la quantité de richesse produite, ce qui implique, si l’on s’en tient aux recommandations du FMI, des «plans d’ajustement structurel» et un maintien des équilibres macroéconomiques internes et externes (désengagement de l’Etat, baisse des dépenses publiques, maîtrise des déficits, gel des salaires, etc.), comme ce fut le cas pour le Maroc en 1983.  A l’opposé, dans le processus de développement, la production et la répartition vont de pair, se combinent et se conjuguent pour former un jeu à somme positive : plus les richesses sont réparties de façon équitable entre les facteurs de production (schématiquement le travail et le capital), plus les incitations sont efficientes et plus les comportements productifs sont performatifs.

Où le développement est une affaire d’Etat

L’engagement de l’Etat dans le processus de développement est nécessaire et irremplaçable pour plusieurs raisons (1968, p. 377-378) :

(I) Seul l’Etat peut réunir les fonds d’accumulation de « départ » par la mobilisation et la centralisation de la majeure partie du surplus.

(II) L’industrie privée ne crée pas de « pôles de croissance » (PERROUX, 1955).

(III) L’intégration intersectorielle et territoriale s’exprime par la combinaison organisée, dirigée et entretenue des deux types d’investissement (hautement capitalistique et faiblement capitalistique) et par la distribution des « pôles de croissance » à l’échelle du territoire national.

(IV) Le maintien d’un taux élevé d’investissement tout au long du processus de développement.

(V) Enfin, le développement économique étant l’affaire de toute la nation, l’investissement public peut être également un moyen de répartir équitablement les charges et les fruits du développement entre les différentes classes sociales.

Alors que du point de vue de l’économie néo-libérale, le rôle de l’Etat doit se limiter à corriger les défaillances du marché et à éviter les «débordements du social», la thèse de A. BELAL relative à l’engagement de l’Etat dans le développement se trouve corroborée, voire renforcée sous la Covid-19 dont l’effet systémique et irréversible tend à impacter durablement les champs suivants :

(I) L’Etat retrouve pleinement ses fonctions primordiales et complémentaires d’Etat stratège (fixer les orientations et les options de moyen-long terme, définir les secteurs stratégiques, garantir la souveraineté nationale et la sécurité alimentaire et sanitaire, anticiper les changements, assurer la veille stratégique, etc.), d’Etat développeur (investir dans les infrastructures de base, les grands travaux, l’innovation, la R&D), d’Etat régulateur (établir les règles régissant l’activité économique et dynamisant les entreprises, garantir la concurrence, la transparence, la responsabilité et la reddition des comptes), d’Etat protecteur et inclusif  (protection sociale, assurance contre les risques).

(II) Un changement ordinal affecte le champ des priorités du développement, l’éducation, la santé, la protection sociale, le revenu minimum universel, la transition écologique, la transformation digitale devant prendre, désormais, une part prépondérante dans les dépenses publiques comme investissement performatif à long terme.

(III) Une rupture de fait s’est opérée, sous l’effet de la pandémie, d’avec les politiques macroéconomiques orthodoxes (déficit budgétaire, dette, politique monétaire, de crédit, rôle plus actif de la Banque centrale dans le développement, assouplissement des normes prudentielles imposées par Bâle 3). Une nouvelle «macroéconomie tirée par le développement» (et non par la croissance seulement) est désormais justifiée par le changement qui a affecté l’ordre des priorités du développement national (EL AOUFI, 2016).

En référence aux travaux de A. BELAL deux leviers essentiels permettent à l’Etat de soutenir le développement et de l’inscrire dans la durée : un levier instrumental et un levier cognitif.

(I) Le secteur public constitue le processeur du développement et le rôle de l’entreprise publique est, contrairement à la doxa néolibérale, déterminant dans l’impulsion économique, la dynamisation du secteur privé, l’inclusion sociale par le service public, l’organisation de la transition écologique et de la transformation digitale. Le Plan de relance en cours fait de la réforme des entreprises et établissements publics un moyen de renforcer les fonctions stratégiques de l’Etat entrepreneur (MAZZUCATO, 2020) et actionnaire (réorganisation, rationalisation et optimisation du portefeuille public, création d’un Fonds d’investissement stratégique et d’une Agence nationale chargée de la gestion stratégique des participations de l’Etat.

(II) Le second levier réside dans le dispositif de planification stratégique. Deux arguments  justifient le «retour au plan» que le Maroc a abandonné au profit d’une gestion au fil de l’eau néo-libérale depuis la fin des années1980. Le premier est lié à la temporalité longue dans la quelle s’inscrit le processus du développement. Le second a trait  à la nécessité de disposer d’un dispositif permettant d’anticiper les changements (d’ordre démographique, économique, social, technologique et culturel) et de prévenir les risques systémiques dans un monde de plus en plus marqué par l’incertitude radicale.

Où le développement est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux technocrates

Il convient de rappeler que l’Investissement du Maroc de A. BELAL est issu des travaux du Plan quinquennal 1960-1964 auxquels l’auteur a contribué. Le processus d’élaboration du premier Plan de développement post-protectorat sous le gouvernement Abdellah Ibrahim a pris appui sur une démarche combinant plusieurs ressources et compétences nationales (LAZAREV, 2012) : le savoir et l’expertise technique (académiciens, cadres de l’administration, chercheurs), d’une part, la délibération publique (Conseil supérieur du Plan) de l’autre.

Pour A. BELAL, la «stratégie souhaitable du développement» est « à la jonction de l’économique, du sociologique et du politique» et doit, en aval, attribuer une «importance décisive» à «l’encadrement politique» et à «la participation active des masses». Ce qui implique, en amont, une élaboration en termes de co construction ou de design thinking, une démarche à la fois verticale et horizontale, descendante et ascendante, nationale et territoriale impliquant, outre les chercheurs et les cadres de l’administration, l’ensemble des acteurs publics et privés aux niveaux régional et local dans un processus de co-définition des objectifs stratégiques du développement du pays. C’est, en effet, sur la base des besoins exprimés au niveau des communautés de base et remontant vers le haut que peuvent être décidés les prototypages des projets les plus structurants et les mieux partagés par les citoyens.

Cette démarche de co-planification stratégique doit  s’appliquer à toutes les phases du processus : diagnostic, hiérarchisation des objectifs, choix et sélection des priorités, conception du plan stratégique, programmation, délibération nationale, mise en œuvre, évaluation.

Le savoir (savoir économique, augmenté et renforcé par d’autres savoirs, notamment les sciences humaines et sociales) et l’expertise technique sont indispensables pour fonder, et octroyer, une base de légitimité scientifique, aux choix stratégiques en matière de développement, compte tenu des besoins essentiels à satisfaire, des priorités humaines et sociales, des enjeux de compétitivité, des exigences de soutenabilité, des moyens requis en matière d’investissement et de financement, des maturités à court et long termes, de programmation et coordination des projets, etc.  Comme l’a souligné M. FOUCAULT (2004), la «gouvernementalité» s’appuie sur les sciences rationnelles, notamment l’économie, les statistiques. Aujourd’hui la planification stratégique fait appel à la modélisation macro-économétrique et à la prospective stratégique.

Toutefois, si l’expertise technique est nécessaire, elle est loin d’être suffisante. La prise en compte de la pluralité des parties prenantes, de la diversité des cultures, de la complexité des besoins, des préférences et des attentes requiert ce que Amartya SEN (2010) appelle la «délibération publique» et le débat citoyen. Cette séquence est essentielle. Elle octroie à l’expertise une base d’«encastrement» social, pour reprendre la formule de Karl POLANYI (1983).

En favorisant le consensus et l’adhésion autour des choix stratégiques de développement national, la délibération participative (citoyenne) et représentative (parlementaire) s’avère, tous comptes faits, plus productive et plus efficace que les recettes standard de l’expertocratie qui, en général, débouchent plus sur des «business plans» pour entreprises que sur des plans de développement d’un pays. A. BELAL a exploré, il y a plus d’un demi-siècle, le chemin vertueux du développement que doit, aujourd’hui encore, emprunter notre pays. Un chemin difficile ? «Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin» (Kierkegaard).

Références

BELAL A. (1968), L’investissement au Maroc, Editions maghrébines, Casablanca.

BELAL A. (1980), Développement et facteurs non économiques, SMER, Rabat.

BRAUDEL F. (1979), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, Paris.

EL AOUFI N. (2016), «Ainsi parlait Abdelaziz Belal. Une introduction», Critique économique, N°34, Printemps-été.

FOUCAULT M. (2004), Sécurité, Territoire, population, Seuil, Paris.

HANSEN R. (1965), «Un balanced Growth and Regional Development», Western Economic Journal, Vol. 4.

MAZZUCATO M. (2020), L’Etat entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public privé, Fayard, Paris.

LAZAREV G. (2012), Les politiques agraires au Maroc 1956-2006, Ed. Economie critique, Rabat.

PERROUX F. (1955), L’Economie du XXe siècle, PUG, Grenoble.

POLANYI K. (1983), La Grande transformation, Gallimard, Paris.

SEN A. (2010), L’Idée de justice, Flammarion, Paris.

Economiste, Université Mohammed V de Rabat*

Pour Al-Bayane le 21 Mai 2021

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