Consécration d’une œuvre non occidentale ?

Nobel de littérature 2024

Dominé par la littérature occidentale depuis sa création, le prestigieux prix Nobel de littérature, décerné jeudi, pourrait récompenser un écrivain qui n’écrit en aucunes langues occidentales selon les experts.
L’autrice chinoise Can Xue revient fréquemment dans les listes des favoris des critiques littéraires.
Avant-gardiste et comparée à Kafka pour l’atmosphère à la fois irréelle et sombre qui imprègne ses romans et ses nouvelles, son style expérimental oscille entre l’utopie et la dystopie et transforme le mondain en surréel.
Cette année, « le choix du lauréat prendra l’élite culturelle à contrepied », pronostique Björn Wiman, le chef du service culturel du quotidien Dagens Nyheter.
Un peu comme en 2021 lorsque le comité avait opté pour le romancier britannique Abdulrazak Gurnah, né à Zanzibar en Tanzanie, qui explore les tourments de l’exil et l’anticolonialisme.
Le comité aime régulièrement surprendre, souligne M. Wiman qui imagine qu’une romancière mexicaine ou argentine ou alors un écrivain du continent africain pourrait logiquement l’emporter.
« Je crois que ce sera une femme originaire d’une région linguistique non européenne », parie-t-il.
Le coeur du journaliste bat cependant pour Salman Rushdie, plus que jamais un symbole fort de la liberté d’expression après avoir été poignardé en 2022, une agression qu’il a racontée dans « Le Couteau », paru en avril.
« Mais on reprochera (à l’Académie, ndlr) d’avoir encore choisi un homme en seconde moitié de vie », relève Björn Wiman.
L’an dernier, le prix avait été remis au dramaturge norvégien Jon Fosse.
Depuis sa création, le Nobel de littérature est très « eurocentré » et masculin : sur un total de 120 lauréats, seules 17 femmes ont obtenu le prix. Et pour 16 lauréats francophones, un seul auteur de langue arabe a été distingué – Naguib Mahfouz, un Egyptien, en 1988.
Pour reprendre l’exemple de la Chine, sa « littérature est très vaste » mais cela ne se reflète pas dans l’historique de l’attribution du Nobel, remarque Carin Franzén, professeure de littérature à l’université de Stockholm.
La dernière fois qu’un écrivain chinois a reçu le prix, c’était en 2012, lorsque Mo Yan a été sacré.
Une explication de cette sous-représentation pourrait être le manque de connaissances des membres de l’Académie en littérature étrangère, ose Victor Malm, le chef du service culturel du quotidien Expressen, qui pense que l’autrice américano-antiguaise Jamaica Kincaid l’emportera cette année.
« J’ai du mal à croire qu’apparaîtra soudainement le nom d’un écrivain hindi. Personne à l’Académie ne parle l’hindi. Comment pourraient-ils s’exprimer de manière crédible sur le sujet ? », dit-il, insistant sur le fait qu’ils dépendent pour de telles langues de l’existence de versions traduites.
L’Académie a pourtant toujours consulté des experts en littérature et, depuis 2021, cette démarche s’est systématisée dans les langues non maîtrisées par les membres.
« Ce n’est bien sûr pas la même chose que de pouvoir lire en langue originale », estime Lina Kalmteg, journaliste littéraire à la radio publique suédoise (SR).
Il est très rare que les écrivains en lice « ne soient pas du tout traduits en suédois ».
Alors pourquoi un tel manque, pour un prix considéré comme une référence mondiale de la littérature ?
Car, historiquement, la culture occidentale était considérée comme supérieure, note Rasmus Landström, critique littéraire au quotidien Aftonbladet.
« C’était dit très clairement » à l’époque « mais je ne pense plus que ce soit le cas aujourd’hui ».
A la publication des délibérations du jury – gardées secrètes pendant 50 ans, « nous avons réalisé qu’il s’agit d’un sujet qui a été largement débattu » à travers les époques, fait-il valoir.
Depuis le scandale #MeToo en 2018 qui a entaché sa réputation, le cénacle veut élargir cette récompense géographiquement et linguistiquement.
« Il serait donc intéressant de s’ouvrir à une perspective non européenne » et le Nobel a la capacité à démocratiser des auteurs plus confidentiels, plaide Mme Franzén dont la préférée est la poétesse canadienne Anne Carson.
Le rédacteur en chef culture de Göteborgs-Posten Johan Hilton, parie quant à lui sur un écrivain d’Europe centrale ou orientale.
« France, Etats-Unis et Royaume-Uni ont été lauréats à de nombreuses reprises ces dernières années », constate-t-il. Mais hors de question de récompenser un ou une Russe, même une personnalité critique du régime, selon lui.
« C’est politiquement impossible. Si un auteur russe l’emporte cette année, (le prix) perdra toute sa pertinence » et crédibilité.
Un raisonnement que ne partage pas Victor Malm, qui argue qu’un détracteur du régime ne pourra pas être utilisé en tant qu’instrument de propagande par le Kremlin.
Comme chaque année, les noms d’autres nobélisables « habituels » circulent, comme ceux du Hongrois Laszlo Krasznahorkai, du Roumain Mircea Cartarescu, du Kényan Ngugi wa Thiong’o, de l’Australien Gerald Murnane ou encore du Japonais Haruki Murakami.
Le suspense sera levé à 11H00 GMT quand l’Académie suédoise révélera l’identité de l’heureux élu, qui obtiendra un chèque de 11 millions de couronnes suédoises (plus de 970.000 euros).

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