Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Par Mokhtar Homman
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Le sionisme a réussi à imposer une identité israélo-juive basée sur des mythes qui agissent comme des ressorts idéologiques obscurcissant l’analyse de la réalité et induisant un prisme partial du conflit israélo-palestinien.
Nous allons considérer au cours de cet article et les deux suivants les principaux mythes du sionisme : le «peuple juif», la «diaspora», «une terre sans peuple pour un peuple sans terre», «l’antisémitisme universel», «la terre d’Israël» et quelques autres tel «Israël seule démocratie dans la région». Ces trois articles sont fortement inspirés par le travail remarquable d’historiens israéliens post-sionistes et d’autres dont on trouvera les références dans les rubriques bibliographiques.
Le « peuple juif ».
Le sionisme a construit le concept de « peuple juif », regroupant tous les Juifs dans le monde supposés être ethniquement unis, pour lui conférer les mêmes droits que tout autre peuple, dont le droit à un État. C’est le principal argument pour transposer l’État sioniste sur la terre d’un autre peuple.
Il existe trois définitions différentes, non vulgaires, de « peuple » (1) :
- Ensemble de personnes vivant en société sur un même territoire et unies par des liens culturels, des institutions politiques.
- Communauté de gens unis par leur origine, leur mode de vie, leur langue ou leur culture.
- Ensemble des citoyens d’un pays par rapport aux gouvernants.
Observons que la première et la troisième définition comportent une dimension territoriale, mais pas la deuxième. La première et la deuxième définition impliquent une existence longue dans le temps, mais pas nécessairement la troisième.
Nous allons montrer que le concept de « peuple juif » correspond à la deuxième définition, et de manière incomplète, mais pas à la première. Le peuple palestinien correspond à la première définition, de manière évidente, et cela depuis des millénaires.
Précisons d’abord l’origine du mot juif. Ce terme dérive du vocable Judéen, habitant de la Judée, et c’est par extension (abusive peut-être) que le mot dans son évolution sémantique a pris le sens de fidèle de la religion que certains qualifient de mosaïque en référence à Moïse, qu’un usage très répandu désignait aussi comme Israélite. Le qualificatif de peuple, dans le même sens que pour peuple français, peuple marocain ou autre résulte d’une confusion religion/peuple sur déterminée par une évolution démographique supposée endogène et d’un rattachement territorial discontinu sur environ 2 000 ans.
Cette confusion se base sur le « non prosélytisme » actuel du Judaïsme, comme si c’était une caractéristique de pureté ethnique des adeptes de cette religion, alors que le Judaïsme a été prosélyte dans différents pays à différentes époques (2). L’empereur Constantin, au moment de sa conversion au christianisme, a interdit en 313 le prosélytisme juif, interdiction maintenue et durcie par les puissances chrétiennes ultérieures. Le non prosélytisme a alors été adopté par les autorités rabbiniques. En terre d’Islam la conversion des Musulmans au Judaïsme et au Christianisme était interdite.
L’ensemble des Juifs n’occupaient pas au XIXe siècle et n’occupent toujours pas majoritairement un seul et même territoire (3). Les Juifs vivant ailleurs qu’en Israël et leurs descendants ne sont pas des émigrés ayant quitté Israël quelques générations avant. Ce sont les Juifs vivant en Israël qui sont les descendants d’émigrés d’autres pays, excepté les descendants des Palestiniens juifs. Le lieu d’enterrement des arrière-grands parents est un critère indiscutable pour établir l’origine réelle.
Le concept de « nation juive », ou de « peuple juif », a été introduit à des fins messianiques par les sionistes chrétiens qu’au XIXe siècle puis repris par le sionisme juif. Le sionisme juif a construit un « nationalisme juif » basé sur l’attachement des Juifs dans le monde à leur religion, à la préservation, de leurs pratiques et cultures au travers des siècles. Cependant ces pratiques et cultures étaient très diverses, comme par exemple les très différentes langues vernaculaires, le yiddish, une langue germanique, pour les Ashkénazes, l’arabe et l’hébreu pour une partie des Séfarades, d’autres langues pour d’autres. D’ailleurs les différences culturelles et les pratiques religieuses entre les Juifs des différentes origines étaient tellement importantes que la culture ashkénaze a voulu, sans succès à terme, s’imposer par la force à la culture arabe juive. Il y a beaucoup plus de points communs entre un Marocain juif et un Marocain musulman, par la langue, la culture, la musique, les rites semi-religieux, les saints communs, les traditions, la gastronomie qu’entre un Marocain juif et un Polonais juif.
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Tout en respectant le sentiment d’appartenance cité plus haut, on ne peut pour autant égaliser le contenu du mot peuple dans « peuple juif » à celui plus classique (peuple marocain, français, japonais, etc.), mais plutôt à celui de « peuple musulman » ou « peuple catholique ». Et donc certains droits des peuples territoriaux ne peuvent être appliqués au « peuple juif » à l’identique. Cependant le « nationalisme juif » existe et il faut le considérer comme un facteur dans la solution politique du conflit.
Un glissement sémantique
L’utilisation inversée des qualificatifs juif et nationalité, galvaudée par les sionistes et devenue inconsciemment d’usage courant, sert à renforcer sémantiquement cette notion de « peuple juif » : ainsi parle-t-on de Juif français, de Juif marocain, de Juif russe et non pas, ce qui serait plus exact, de Français juif, de Marocain juif, de Russe juif. Bien sûr chacun a le droit de se définir comme il l’entend, mais cette inversion dans les usages dégrade la nationalité et fait des Juifs des étrangers dans leurs pays, à la grande satisfaction des antisémites. « Le sionisme partage donc un point fondamental avec l’antisémitisme : les Juifs sont un corps étranger aux nations dans lesquelles ils sont installés » (4). Notons que la résolution 181 de l’ONU a « validé » ce fait en décidant la création d’un État juif et d’un État arabe, mettant dans une même catégorie « juif » et « arabe », qui ne le sont manifestement pas, ne serait-ce que parce des arabes juifs ont existé depuis des siècles. De plus un individu peut changer de religion, mais ne peut pas changer d’origine ethnique. Un individu de nom biblique Cohen converti à l’Islam par exemple ne serait plus descendant des Hébreux ? Cette inversion sémantique est toujours opérante et obscurcit la capacité d’analyse.
L’origine « diasporique unique »
Un autre argument pour donner force au concept de « peuple juif » est que les Juifs seraient tous issus de la « diaspora » hébraïque sur la base de la destruction du Temple en 70 et l’expulsion des Juifs de Jérusalem en 135. C’est une contre vérité. Primo car des populations juives existaient dans de nombreuses régions bien avant la destruction du temple en 70. Deusio car le Judaïsme a été prosélyte (notamment en Afrique du Nord (5), dans la péninsule arabique et dans le Caucase). Tertio car l’expulsion de 135 n’a pas pu être suffisamment importante pour expliquer le développement du Judaïsme dans le bassin méditerranéen à l’époque (6). Enfin car, hormis quelques cas isolés de populations enfermées (notamment dans certaines îles), comment croire à l’absence d’une mixité ethnique au cours des siècles sur des territoires étendus et ouverts aux mouvements migratoires ? Ainsi on peut citer de nombreuses populations de confession juive d’origine majoritairement non hébraïque car issues de conversions :
- Dans la péninsule arabique : au Yémen le royaume juif Himyar (7), les tribus arabes juives comme par exemple les Banu Qurayza à Yathrib/Médine du temps de l’avènement de l’Islam.
- Au Maghreb : tribus berbères, où des formes diverses de judaïsation ont traversé les siècles, notamment à partir de la fondation de Carthage par les Phéniciens, qui partageaient nombre de croyances avec les Hébreux (8). Au cours des premiers siècles leur développement et leur prosélytisme dépendait de l’influence de Rome puis de Byzance.
- Au Proche Orient : perses (Iraniens) et mésopotamiens (Irakiens),
- Au Caucase : conversion massive des Khazars (9) au Judaïsme au VIIIe siècle, qui sont probablement à l’origine des Ashkénazes (10).
- D’autres cas, moins importants, peuvent être signalés (Éthiopie, Inde …).
« Le monothéisme juif fut prosélyte et conquérant, comme le furent tous les monothéismes. […] Il fut pratiqué par des populations qui, de l’Europe centrale au Moyen-Orient, en passant par l’Afrique, avaient plus en commun avec leurs voisins non juifs – avec qui ils partageaient les langues et les coutumes – qu’avec leurs coreligionnaires d’outre-mer et d’outre-terre. Les phases successives de l’ethnicisation des juifs, réduits à une « nation » par la Chrétienté, à une « race » par l’Europe du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, ou bien encore à un « peuple », sont autant d’artefacts conduisant à leur distinction d’avec l’histoire du monde » (11).
Les moyens modernes de la science en génétique apportent un éclairage, que nous ne considérons pas comme seul facteur à tenir en compte (ce ne sont pas nos gènes qui déterminent ou nient notre identité), confirmant l’origine commune des Palestiniens et d’une partie des Israéliens juifs (et d’autres Juifs), et par contre l’absence ou très faible origine purement hébraïque/judéenne des Juifs ashkénazes. La conclusion importante des études suivantes est que la thèse sioniste d’un « peuple juif » homogène dans l’espace et dans le temps est une « invention » politique sans fondement scientifique. Voici une synthèse de quelques études récentes :
- Selon une étude menée par M. Haber & al, parue en 2017, sur le génome des anciens Cananéens et les Libanais actuels, « Le chevauchement [d’ADN] entre les levantins de l’âge du bronze et les levantins contemporains suggère un certain degré de continuité génétique dans la région » (12).
- Selon une étude de M. F. Hammer & al, parue en 2000, sur le chromosome des populations juives et non juives du Proche-Orient, le chromosome Y des Arabes du Moyen-Orient est « presque impossible à distinguer de celui des Juifs » (13).
- Les Juifs ashkénazes et séfarades et les Arabes israéliens et palestiniens ont « des ancêtres communs au cours des derniers milliers d’années ». « Ces résultats correspondent aux récits historiques selon lesquels certains Arabes musulmans descendent de chrétiens et de juifs qui vivaient dans le sud du Levant, une région qui comprend Israël et le Sinaï. Ils seraient les descendants d’un noyau de population qui vivait dans la région depuis la préhistoire » (14).
- Le chercheur en génome humain Eran Elhaik, de l’Université John Hopkins, conclut dans un article publié en 2013 dans la revue spécialisée Genome Biology and Evolution (15) :
Nous avons comparé deux modèles génétiques pour l’ascendance juive européenne représentant une origine mixte khazare-européenne-moyen-orientale et une origine exclusivement moyen-orientale. Les populations contemporaines ont été utilisées comme substituts des anciens Khazars et Judéens, et leur parenté avec les Juifs européens a été comparée sur un ensemble complet d’analyses génétiques. Nos résultats soutiennent l’hypothèse khazare décrivant une large ascendance proche-caucasienne ainsi que des ascendances sud-européennes, moyen-orientales et est-européennes, en accord avec des études récentes et des traditions orales et écrites. Nous concluons que le génome des Juifs européens est une tapisserie de populations anciennes comprenant des Khazars judaïsés, des Juifs gréco-romains, des Juifs mésopotamiens et des Judéens et que leur structure de population s’est formée dans le Caucase et sur les rives de la Volga avec des racines s’étendant jusqu’à Canaan et les rives du Jourdain.
- Selon une étude critique sur les origines des juifs ashkénazes menée par Ranajit Das, Eran Elhaik & al, parue en juin 2017, leurs « résultats renforcent l’origine non levantine des Juifs Ashkénazes » (16).
- Notons cependant que, comme partout en sciences, les articles ci-dessus cités ont donné lieu à des controverses et des contestations, certaines en provenance de milieux sionistes, mais pas toutes (17). Néanmoins, ces études montrent que les certitudes sionistes relèvent du mythe.
Réciproquement des Chrétiens et des Musulmans, notamment les Palestiniens, ont aussi des ascendants hébreux ou judéens. « L’islamisation ne se fit pas de manière abrupte ; ce fut de manière douce plutôt que par la force brutale des vainqueurs […] et la plupart de leurs habitants adoptèrent l’islam à la fois comme leur religion et comme culture. Au XIIe siècle, quand la Palestine fut conquise par les croisés, elle était devenue un pays musulman, non pas tant à la suite d’un peuplement arabe, mais surtout par un long et vaste processus de conversion de la plupart des chrétiens, des juifs et des Samaritains qui vivaient dans cette région » (18).
En synthèse de cette analyse il apparaît nettement que le concept de « peuple juif » correspond à la deuxième définition de « peuple », non territoriale, et de manière incomplète comme le montrera le contenu du mythe « diaspora » juive dans le prochain article. Par contre il est désormais plus correct de considérer un « peuple israélien » correspondant à la troisième définition, voire la première quoique d’existence récente.
Mokhtar Homman, le 14 Février 2025
Demain : VI – Les mythes du sionisme (2ème partie) : la « diaspora »
Notes
- Définitions : peuple – Dictionnaire de français Larousse.
- Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé, p. 234 et suivantes sur l’existence d’un prosélytisme juif dans l’Empire Romain. Richard Lebeau : Une histoire des hébreux. De Moïse à Jésus, p. 272.
- En 1880 24 000 Palestiniens Juifs habitaient en Palestine sur 10 millions de Juifs dans le monde, in Hervé Amiot : « Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967 ». En 2020, sur les 14 800 000 de Juifs déclarés (21 000 000 estimés) dans le monde, 6 800 000 déclarés (7 200 000 estimés) vivaient en Israël, soit 45% (35%) environ du total (source : Nombre de Juifs par pays — Wikipédia). Quel autre pays aurait plus de 50% de sa population émigrée au cours des deux ou trois générations précédentes ?
- Pierre Khalfa : « Sionisme, Israël et judaïsme, entre mythes et réalités ».
- Julien Cohen-Lacassagne : Berbères juifs, p. 73. L’auteur démontre que les populations juives du Maghreb ne peuvent être seulement des descendants directs de la population initiale de Judée, du temps du Temple en l’an 70, mais de berbères judaïsés, probablement par des Hébreux venus avec les Phéniciens, bien avant 70, installer des comptoirs dans les côtes du Maghreb.
- Shlomo Sand : op. cit. ; Julien Cohen-Lacassagne : op. cit. , p. 58 : « on constate la présence de communautés juives en dehors de Judée bien avant la destruction du temple de Jérusalem », au total peut-être plus nombreuses qu’en Judée.
- Shlomo Sand : ibidem, p. 270 et suivantes.
- Shlomo Sand : ibid., p. 280 et suivantes ; Julien Cohen-Lacassagne : ibidem, p. 123 et suivantes.
- Shlomo Sand : ibid., p. 306 et suivantes.
- Shlomo Sand : ibid., p. 333 et suivantes.
- Julien Cohen-Lacassagne : ibid., p.158.
- M. Haber & al: ”Continuity and Admixture in the Last Five Millennia of Levantine History from Ancient Canaanite and Present-Day Lebanese Genome Sequences”.
- M. F. Hammer & al: ”Jewish and Middle Eastern non-Jewish populations share a common pool of Y-chromosome biallelic haplotypes”.
- Ariella Oppenheim: Human genetics (source : Wikipédia).
- Eran Elhaik: “The Missing Link of Jewish European Ancestry: Contrasting the Rhineland and the Khazarian Hypotheses” (traduit par Google traduction).
- Ranajit Das et al: “The Origins of Ashkenaz, Ashkenazic Jews, and Yiddish”.
- Anna Mediukova: The role and the place of genetics in modern debates on Jewishness.
- Amnon Cohen : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël, p. 26.
Bibliographie
Amiot, Hervé : « Les implantations israéliennes en Cisjordanie (1) : histoire de la présence juive en Palestine avant 1967 ». Les clés du Moyen-Orient, 13 septembre 2013.
Cohen, Amnon : Juifs et musulmans en Palestine et en Israël. Éditions Tallandier, Paris, 2021.
Cohen-Lacassagne, Julien : Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord. La fabrique éditions, 2020.
Das, Ranajit et al : « The Origins of Ashkenaz, Ashkenazic Jews, and Yiddish. ». Frontiers in genetics, vol. 8, 2017, p. 87.
Elhaik, Eran: “The Missing Link of Jewish European Ancestry: Contrasting the Rhineland and the Khazarian Hypotheses”. Genome Biology and Evolution, Volume 5, Issue 1, January 2013, pp. 61–74.
Haber, M. & al: “Continuity and Admixture in the Last Five Millennia of Levantine History from Ancient Canaanite and Present-Day Lebanese Genome Sequences”. American journal of human genetics, vol. 101, n°2, 3, août 2017, p. 274-282.
Hammer, M. F., Red A. J., Woo E. T. et Bonne M. R.: “Jewish and Middle Eastern non-Jewish populations share a common pool of Y-chromosome biallelic haplotypes”. Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 97, no 12, 6 juin 2000, p. 6769–6774.
Khalfa, Pierre : « Sionisme, Israël et judaïsme, entre mythes et réalités ». Les Possibles, n°38, hiver 2024 (Le Club de Mediapart, 1 Mars 2024).
Lebeau, Richard : Une histoire des hébreux. De Moïse à Jésus. Collection Texto, Éditions Tallandier, Paris, 2019.
Mediukova, Anna: The role and the place of genetics in modern debates on Jewishness. Master of Arts thesis, Central European University, Budapest, 2020.
Sand, Shlomo : Comment le peuple juif fut inventé. Éditions Fayard, Paris, 2008 (Éditions Champs, Paris, 2024, nouvelle édition).