Mohamed Drissi est mort en janvier 2003 à Paris. L’un de ses tableaux fait l’objet d’une lecture de Youssef Wahboun, parue dans le beau-livre intitulé 100 chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art au Maroc, publié par la SNI, coécrit par Bouthaina Azami, Nada Naami et l’auteur.
Entièrement vouée à la représentation de l’homme, l’œuvre de Mohamed Drissi expérimente nombre de matériaux et de procédés : peinture de chevalet, pastel, aquarelle, sculpture, sculpture peinte, peinture sur ready made, etc.
Cette diversité marque aussi la seule pratique de la peinture, investie en permanence d’une différence de factures, s’exprimant à la fois dans une recherche du vérisme, une hybridation surréaliste, une spontanéité contrôlée, une défiguration désinvolte et, moins souvent, une fragmentation cubiste. Dans les toiles relevant de cette dernière démarche, l’expressionnisme du sujet s’adapte à la géométrisation du motif pour imprégner la représentation d’une curieuse contiguïté de déformation et de rigueur.
Des lignes, d’un noir atone ou appuyé, sillonnent et contournent les personnages ; elles s’interrompent, se croisent, se superposent, transformant la posture tourmentée du corps en un puzzle de blessures. Il en est ainsi dans ce tableau, où, le fond mis à part, seul l’habit bleu de l’homme de gauche est épargné par cette fissuration qui atteint les corps et les visages traversés, notamment celui du même personnage, de cicatrices voraces. Violence infligée à la chair, la géométrisation des formes met en valeur le coloris et le dessin des mains, motif primordial et symbolique dans l’art de Drissi.
Dans des toiles franchement expressionnistes, où la morbidité du sujet est conjuguée à la spontanéité de l’exécution, les mains, aussi écorchées et rageuses que celles peintes par Otto Dix, sont le signe de la misère de la condition humaine, l’image anthropomorphique de la pénible adhésion de l’homme au monde. Souvent proportionnellement trop grandes, elles ne sont parfois obtenues qu’en quelques touches ondulantes.
Dans ce tableau, elles se prêtent à une organisation graphique appliquée, soigneuse, multipliant les zones chromatiques en parfaite résonance avec l’ensemble. Elles contrastent ainsi avec les visages qui, entorse à la physionomie naturelle, recherchent délibérément cette laideur expressive qui est le ferment essentiel de l’imaginaire de Drissi.
Mais les trois mains se distinguent notamment par leur effet narratif. Une main poing fermé et deux autres exécutant un geste visiblement défensif, aidé de l’inclinaison forcée du corps. Le regard lointain de l’homme en bleu décentre l’intérêt, mais une tension se dégage de la rencontre sur une pente de ces deux éclopés floués par la vie. Un récit est à écrire.
C’est l’une des forces majeures de la peinture de Drissi, sa suggestivité narrative. L’image fige l’instant et les mouvements et donne envie d’inventer la veille et le lendemain de la scène peinte. Qui sont ces borgnes que le double-portrait donne à voir ? De vieux ennemis qui se retrouvent un jour de colère ? Des comédiens blasés traînant un numéro qui ne fait plus rire personne ? Des Bouvard et Pécuchet du nord du Maroc qui, imposant à notre regard leur morve comme leurs ecchymoses, nous rappellent que l’existence est une triste blague immense ?
Youssef Wahboun