Jeunesse, numérique et culture
Mohammed Bakrim
Les jeunes face à la problématique du développement est principalement une question culturelle. Développement et culture : voilà un syntagme qui nous met déjà au cœur du sujet. Une combinaison qui est en soi tout un programme. On ne peut penser le développement sans la culture, c’est ce que font les différentes commissions en inscrivant des propositions d’infrastructures, de soutien ou de promotion de la culture. Mais au-delà de cette dimension institutionnelle, il s’agit plutôt de mettre la culture au poste de commande.Il s’agit de penser le développement comme une question culturelle. Interroger le développement du point de vue de la culture. Cela nous amène par exemple à interroger le modèle de développement imposé à la région Souss -Massa à partir du paradigme du capital symbolique, immatériel, et de l’épanouissement humain.
Le modèle de développement ne peut être qu’essentiellement un modèle culturel. Or, notre région nous en offre une possibilité de réflexion à partir de la figure emblématique de l’Arganier. Oui, je propose l’arganier comme métaphore du modèle culturel souhaité pour notre région ; il est économe, sobre, généreux, écologique. Nos ancêtres y avaient adhéré en ayant adopté spontanément un mode de vie à « l’arganier », vivant ainsi une symbiose parfaite entre l’homme et son environnement.
Ces questionnements retrouvent tout leur pertinence en abordant le sujet de la jeunesse du point de vue de la culture, des pratiques artistiques, à l’ère des réseaux sociaux et de la révolution numérique. Ce faisant, on se positionne par rapport à l’avenir. Avenir/devenir : ce ne sont pas deux synonymes interchangeables. L’avenir est une projection quasi neutre dans un futur incertain ; le devenir est une volonté exprimée dans le temps. L’avenir constitue le temps neutre sans durée ni signification avec pour seul sens, le futur froid et vide alors que le devenir est le temps ontologique, le temps humain, traduisant le rythme des choix de l’homme.
La révolution numérique
La jeunesse, d’un point de vue empirique, se projette déjà dans cette perspective en adoptant massivement les nouvelles technologies. Les réseaux sociaux numériques sont désormais le paradigme incontournable d’être jeune, d’être en société. Les chiffres sont sidérants. L’offre est hyper abondante : le cap du milliard de vidéos a été atteint sur YouTube en 2017 ; en 2019 cinq cents heures de vidéo sont postées par minute. Chaque jour, les utilisateurs de la plateforme passent plus d’un milliard d’heures à les regarder et le nombre d’heures de visionnage mensuel augmente de 50% chaque année.
Face à cela quelle position adopter ? Deux points de vue sont en présence : une approche apologétique qui inscrit cette omniprésence du numérique dans la vie de notre jeunesse comme un surcroît de possibilités d’expression et d’échanges. A l’opposé, une approche apocalyptique, pessimiste qui voit dans cette addiction un nouvel esclavage avec des symptômes : instabilité de l’attention, incapacité de se concentrer, armes de distraction massive, googlisation des esprits : d’innombrables publications dénoncent le déferlement d’images et d’informations qui, de la télévision à Internet en passant par les jeux vidéo, condamnerait notre jeunesse à un déficit attentionnel pathologique.
Pour notre part nous appelons à éviter de s’enfermer dans les combinaisons binaires (pour vs contre), manichéennes (bien vs mal). Dans le sillage du philosophe Abdellah Laroui nous pensons que les dichotomies sont stériles, contre-productives. Face à ce nouvel environnement inédit, il s’agit de faire preuve de lucidité et d’esprit pédagogique. Eviter certaines illusions liées à l’embellie technologique d’un côté, et de l’autre reconnaître que la jeunesse s’est tout simplement approprié un outil de son temps.
En effet, les jeunes sortent d’un rapport linéaire, hiérarchique au savoir pour rejoindre ce que l’on a appelé « une culture de convergence » : les réseaux sociaux numériques (RSN) sont abordés à travers des plateformes technologiques intégrant discussions en ligne, messageries, contacts, album photos…C’est la génération du contact permanent. Être c’est désormais être connecté, en ligne. Pour les jeunes, les médias sociaux font partie d’une gamme de signes culturels disponibles à plein temps. Pour beaucoup de jeunes, Internet offre des possibilités de communication plus variée, plus intime ou plus authentique…des situations que les jeunes, les adolescents en particulier, gèrent plus difficilement en situation de face à face, dans la vie réelle. En d’autres termes, les RSN, sont devenus des lieux privilégiés pour la gestion des relations sociales. Pour le psychanalyste Serge Tisseron l’exposition de soi sur la toile vise à mieux se découvrir à travers le regard d’autrui. Une googlisation de l’estime de soi à travers le concept qu’il a forgé de « extimité » versus intimité : celle-là serait plus riche que celle-ci ; le critère étant le nombre de « vues », de « like ».
Le rapport aux images s’en trouve particulièrement bouleversé. Nous sommes passées de la génération (celle notamment de l’auteur de ces lignes) qui va aux images aux générations qui sont assaillies d’images. Ce qu’Edgar Morin avait synthétisé en parlant du passage d’une culture exposée (qui laisse un libre arbitre au récepteur, il choisit d’y aller ou de ne pas y aller) à une culture imposée (qui envahit l’ensemble de l’environnement du destinataire). La génération actuelle est dans une situation inédite, chacun est dans la possibilité non plus de consommer des images, mais d’en produire, d’en fabriquer. Pour la première fois dans l’histoire, chaque individu, grâce aux caméras archi-disponibles, peut devenir le spectateur de ses propres actions. Les conditions d’accès et de manipulation des images ont profondément évolué sous l’effet conjugué de la dématérialisation des contenus, de l’essor de Wifi, de la 4G et de l’arrivée de nouveaux équipements (on est passé de l’âge des appareils « sédentaires » téléphone fixe, télévision domestique…à l’âge des appareils « nomades » dits intelligents aux fonctions multiples). Avec une conséquence ultime : l’écran est désormais le support privilégié des rapports à la culture. C’est la civilisation de l’écran global.
Du coup, c’est le statut même de l’image qui change : nous sommes passés d’un monde où l’image était indicielle, ayant un référent dans le réel, à un monde où les images sont fabriquées numériquement devenant leur propre référent. L’image donnait à voir le monde (la dimension ontologique chère à André Bazin) ; désormais c’est une image qui construit le monde.
Le mode de réception a complètement changé ; le jeune d’aujourd’hui aborde plusieurs images en même temps ; c’est le phénomène de la « youtubisation » des images ; elles sont désormais reçues par fragments ou abordées par intermittence ou carrément dans le cadre d’un échange multiple. Ou encore consommé dans un flux ininterrompu comme pour ce qui est de certaines séries vue ou téléchargées au-delà du découpage par épisodes et par saison. Le principe de la navigation sans limite.
Pour l’éducation aux images
Nous préconisons dans ce sens une approche pédagogique et citoyenne autour de la notion fondamentale de l’apprentissage du regard et de l’éducation aux images. L’apprentissage du regard, c’est éduquer à l’altérité, reconnaître la différence qui passe par la variété des genres, des approches. Sans discrimination ni exclusion…c’est la philosophie même de la cinéphilie ; celle-ci ne se construit pas contre le désir d’autrui ; en somme vivre son plaisir dans la diversité sans dogmatisme ou exclusion…Être un spectateur « émancipé », concept que j’emprunte à Jacques Rancière ; c’est-à-dire un spectateur qui arrive devant un film, devant une image sans préjugés, sans parti pris…prêt à s’étonner.
La problématique de l’éducation aux médias n’est pas un luxe théorique ou un exercice académique destiné à une élite universitaire ou professionnelle. Elle est, bien au contraire, au centre du dispositif démocratique ; elle est un des fondements de la citoyenneté moderne. Si l’accès à la lecture et à l’écriture pour tous a constitué une revendication dont la satisfaction a permis de faire progresser la participation citoyenne aux affaires de la cité par le biais du jeu de la démocratie représentative, il est indéniable aujourd’hui qu’une éducation aux médias est la réponse adéquate à la nouvelle configuration du pouvoir, au sens large, marquée par les systèmes de médiation du discours à travers les réseaux numériques. La démocratie n’est plus un enjeu politique, elle est de plus en plus un enjeu médiatique avec l’omniprésence des réseaux sociaux. Comment assurer une égalité des citoyens devant la complexification des formes de circulation du discours social ? Comment assurer à nos jeunes les moyens de se prémunir contre les formes déguisées et apparentes de manipulation ? Comment les aider à organiser la réception du flux de mots, d’images, de signes qu’ils reçoivent pour forger leur identité de citoyen ?
Nous formulons, face à cette problématique d’envergure, le postulat didactique : il faut imaginer, comme une exigence citoyenne incontournable, une stratégie globale d’éducation aux médias ; mettre en place et à différents niveaux des parcours d’initiation à l’analyse du discours et du fonctionnement médiatique. L’homme est un éternel apprenant. Pour ses principales activités de base, nous retrouvons à l’origine un processus d’apprentissage : marcher, parler, se nourrir même… Tout est venu suivant un parcours initiatique. Regarder aussi peut être l’occasion d’un apprentissage. Surtout aujourd’hui où l’intelligence du monde passe par des variantes multiples de médiation, notamment iconique.