Musique
Par Pr. Jamal Eddine Naji
« L’identité est très importante, autant nous sommes ouverts au monde entier et échangeons avec lui, autant nous devons préserver, développer et consolider notre identité, c’est elle qui nous permet d’échanger avec le monde dans la paix » … Le virtuose du Oud, l’irakien Naseer Shamma, diplômé de musique et de philosophie ponctuait, par de semblables réflexions à l’adresse du public, son récital donné, pour un soir, dimanche dernier, 17 novembre, à Montréal qui le connait depuis des années, comme nombre de villes et capitales arabes, européennes et américaines.
Entouré/accompagné par une douzaine de musiciens et musiciennes, kaléidoscope de nationalités, de cultures et de religions, chaque solo révélait un instrumentaliste du niveau du Maître qui, avec une direction souriante et généreuse rare, invitait son public à apprécier le talent de chaque membre de sa troupe, y compris trois danseurs pour accompagner certaines de ses pièces originales… Humilité des grands qui, certainement, le pousserait à refuser l’idée qu’il aurait pensé à lui-même quand il dit à un moment, en parlant du grand apport du poète et traducteur hors pair, son compatriote, Badr Shakir al-Sayyab : «Tous les 200 ou 300 ans apparait un homme qui bouleverses toute la créativité connue avant lui… » Al-Sayyab, mort à 38 ans, en 1964, a non seulement été un des fondateurs du vers libre dans la poésie arabe, mais le traducteur de la britannique Edith Sitwell, des américains T.S. Eliot et Ezra Pound, du français Louis Aragon et de l’espagnol Federico Garcia Lorca auquel Shamma rendit hommage ce soir-là par une pièce qu’accompagnèrent, par une danse scénographiquement sobre et suggestive du patrimoine catalan, un trio de deux danseuses et un danseur, aux costumes noirs et rouges, couleurs de l’amour et de la mort…Shamma rappela que cet immense artiste, aux multiples talents, a été exécuté par le régime fasciste de Franco. Sûr que peu de ses spectateurs montréalais, dont une majorité de la diaspora arabe, savent que lui, l’élève jalousé par son maître et professeur du Oud, le grand Mounir Bachir (nommé Général par Saddam Hussein), a connu les geôles du dictateur en 1989 pendant 170 jours, avant de s’exiler en 1993 entre Berlin et le Caire pour ne revenir en Irak qu’en 2012.
Changer l’âme des gens par l’éducation
Cet exil forcé lui permit de sillonner le monde arabe et l’Europe, y compris le Maroc plusieurs fois (où il compte beaucoup d’amis de l’Union des Écrivains et de l’OMDH), avec son luth qui le passionna dès l’âge de cinq ans au point de donner son premier concert à 12 ans ! A 22 ans, en 1985, il se produisit à Paris et les critiques le baptisèrent le « jeune Zyriab », du nom du fondateur de la première école de musique en 822, à Cordoue, dans Bilad Al Andaluss.
L’exil permit aussi au jeune prodige arabe (qui élargit par la suite son art au Jazz, aux USA, en duo avec le grand trompettiste Wynton Marsalis), de se rendre compte que « l’éducation est la clé du redressement de l’Irak (…) Des décennies de conflits et de sous-investissement en Irak ont anéanti ce qui a été par le passé le meilleur système éducatif de la région et gravement entravé l’accès des enfants irakiens à un enseignement de qualité » …
Faisant jaillir de ses doigts des mélodies originales, parfois tressées, génialement, avec des morceaux d’anthologie des musiques ou chansons célèbres chez les peuples de la région, Naseer lutte avec son luth pour nous faire oublier les « cordes en flammes » (thème de son concert montréalais) qui ont meurtri trop longtemps son grand et millénaire pays, l’Irak…Depuis la guerre avec l’Iran, jusqu’à l’enfer de Daesh, en passant par l’invasion américaine, les embargos, etc… « Il faut clore cet affreux passé et reprendre une nouvelle vie, créer une nouvelle mémoire et une vision pour l’avenir », dit l’artiste, ambassadeur de paix nommé ainsi par plusieurs organisations internationales, dont l’Unesco, et qui ne cesse de dire : « Maintenant je joue pour aider le secteur éducatif. Mon nouveau projet s’appelle ‘’L’éducation d’abord’’. Il faut aider les écoles irakiennes, y ramener la musique ou le sport » …Il entend, par ce projet, aider à « changer l’âme des gens en allant dans leurs tréfonds ».
Par son héritage cultuel, culturel et civilisationnel, par sa langue et sa genèse, l’âme arabe est faite de musique et de poésie… Ce que Naseer Shamma marie tout le temps : ses notes cherchent à faire résonner les rimes d’un poète d’échos et de sens dans d’autres tréfonds de l’âme arabe si férue de poésie et de musique. Ce soir-là, à Montréal, ses doigts annotèrent sur ses cordes enflammées les rimes de Mahmoud Darwish et de Elias Khoury, en plus du grand Badr Shakir al-Sayyab. De quoi nous rendre fiers de nos poètes… Et si sûrs de notre identité portée et nourrie par les arts, depuis des siècles, malgré toutes les défaites et décadences, au point de devenir, nous tous, des poètes en écoutant cette virtuosité si fidèle, si authentiquement arabe et si porteuse d’universalisme à la fois… Comme le furent, jadis, nombre de nos performances et inventions dans les sciences et diverses expressions de l’âme humaine. « Ya Hassra » !
Légende OUV 1 : « Changer l’âme des gens »
Légende Ouv2 : Rimes sur cordes à Darwish