La profession au bout du rouleau

Les bazaristes

Karim Ben Amar

Une réelle menace de faillite collective guette les bazaristes de la médina de Tanger. Dépendant exclusivement du tourisme étranger, ce secteur navigue désormais en eaux troubles. Depuis la fermeture des frontières, l’activité est complètement paralysée. D’ailleurs, d’après les bazaristes de la ville, ce n’est pas un hasard si de nombreux confrères ont mis la clé sous le paillasson, et pour cause, dès la réouverture des commerces après trois mois de fermeture pour cause d’état d’urgence sanitaire (18 mars au 25juin 2020), les dégâts se faisaient déjà ressentir. Entre la marchandise défectueuse car abimée après la longue fermeture et l’absence totale de touristes étrangers, les bazaristes étaient à cette période déjà à bout de souffle. Après deux ans d’arrêt de l’activité, la situation ne s’est pas améliorée, c’est plutôt tout le contraire. A cet effet, l’équipe d’Al Bayane est allée à la rencontre du président de l’association des bazaristes de Tanger (ABT), Mohamed Alami Bekkouri. Sans langue de bois, il confie que le secteur est tout bonnement en perdition.

L’ambiance est morbide dans la médina de Tanger. Le stress et la déprime sont palpables dans ce quartier mythique. Les ruelles étroites autrefois tellement prisées par les touristes venus des quatre coins du globe sont aujourd’hui désertées. Les commerces ayant pignon sur rue balayent devant leurs portes sans pour autant attendre un prétendu client.

D’ailleurs, la majorité des commerçants ont affirmé ouvrir pour aérer et nettoyer la boutique. En effet, la grande majorité des commerces de l’ancienne médina sont dédiés à la clientèle étrangère. En d’autres termes, mis à part les cafés et le fameux nougatier, aucune activité commerciale n’est enregistrée dans ce haut lieu du commerce.

Lors de nos pérégrinations dans le souk intérieur (souk dakhel) et le souk extérieur (souk d’bara), nous avons constaté la mise en vente de plusieurs magasins, pour la plupart idéalement situés. La cause est toute simple : la faillite.

Les bazaristes sont les commerces les plus touchés de l’ancienne médina. Depuis la fermeture des frontières, les affaires se corsent pour ce secteur qui représente 0,3% des commerçants de la ville et 6,5% de la médina. Etant parmi les plus touchés par la pandémie, les bazaristes n’ont d’autres choix que de survivre.

Il est près de 18h dans la rue Oued Aherdane située non loin de la place Saqaya, dans l’ancienne médina où nous avons rencontré le président de l’association des bazaristes de Tanger, Mohamed Alami Bekkouri. Entouré de confrères, ce bazariste qui a hérité la profession de son père a confié que matériellement et moralement, les bazarsites sont harassés.

« Dès la réouverture de nos magasins après trois mois de fermeture forcée, nous avons constaté la dégradation de notre marchandise. Les vestes en cuir et les tapis en laine ont été fortement endommagés, et donc bons pour la poubelle. Et d’ajouter, « l’humidité a abimé le cuir et la teigne a ravagé la laine. Ce sont des pertes colossales qui se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de dirhams », assure-t-il.

La non-structuration du secteur ?

Quant à l’état actuel des bazaristes, Mohamed Alami Bekkouri a affirmé que « depuis deux ans nous n’avons pas encaissé un copeck. De plus, bien que fortement impactés, nous n’avons bénéficié d’aucune aide. Le motif avancé est la non-structuration de notre secteur d’activité. Et pourtant, nous payons nos impôts et les taxes comme tout le monde, au même titre que la contribution professionnelle unique (CPU). Et au-delà de tout cela, nous contribuons fortement au développement de notre ville mais aussi et surtout au rayonnement de notre pays à travers le monde. Malgré cela, nous sommes tout de même considérés comme un secteur pas structuré et encore moins reconnu ».

« Il faut savoir que le bazar fait vivre le bazariste naturellement mais aussi les vendeurs qui sont salariés. Imaginez que nos vendeurs n’ont reçu aucune aide, même pas les 2000 dirhams de la CNSS ». Concernant les patrons des bazars, Mohamed Alami Bekkouri plaide que les bazaristes ont tout perdu durant cette crise sanitaire. « Au-delà de la perte de marchandises et de l’absence totale d’un semblant d’activité commerciale, certains bazaristes se sont fait saisir leurs propres maisons pour cause de chèques impayés. Certaines familles ont été obligées de changer leurs enfants d’établissements scolaires, passant ainsi du privé au public. Sans parler des divorces de plus en plus nombreux dans notre profession », a-t-il déclaré.

« Certains bailleurs ont récupéré leurs magasins après des poursuites judiciaires, faute de paiement du loyer. Les dettes fournisseurs sont aussi un problème majeur pour nous autres, c’est même une épée de Damoclès », précise-t-il.

Les plus malheureux se sont tout simplement fait exclure de leurs domiciles pour cause de loyers impayés.« Pire encore dans la ville de Chefchaouen et de Marrakech, des suicides de bazaristes ont été enregistrés », note-t-il.

Concernant les dépenses quotidiennes, notre source nous assure que désormais, c’est au jour le jour qu’ils s’organisent. «Nos familles sont en détresse alors que notre commerce est en total perdition.

Ce secteur exclusivement dépendant du tourisme étranger demande à être soutenu, à l’instar de tous les secteurs commerciaux. « Dans le cadre du projet AWRACH, nous devons être dédommagés puisque nous sommes affectés par la pandémie, prétendre le contraire serait ironique », tonne-t-il.

Dans le secteur touristique, le Maroc a réussi à conquérir de nouveaux marchés juste avant la pandémie mondiale, notamment le marché chinois, très porteur. Pour cette raison, les actifs du secteur du tourisme ont fait un réel effort d’investissement au même titre que le pays.

« Le pire c’est que tout a été fait pour que la médina de Tanger soit agréable à parcourir. SM le Roi a demandé à ce que la médina soit réhabilitée. Le Wali a veillé à ce que les travaux soient rigoureux et que les délais soient respectés. De gros efforts d’infrastructures ont été réalisés, mais pour qui ? Se questionne le père de famille. « Les touristes ne sont pas là, alors que de l’autre côté de la rive, les professionnels du secteur arrivent à colmater les brèches, notamment grâce au paquebot de croisières que nous refusons de laisser rentrer dans notre territoire. Cela représente un manque à gagner immense pour nous et pour la ville », poursuit-il.

Quant aux efforts fournis par l’Etat pour venir en aide aux bazaristes, le président de l’association a concédé que le Wali est la seule personne à les avoir écoutés. « Nous avons fait plusieurs séances de travail avec le Wali que je remercie en mon nom et au nom de l’association. Il a fait en sorte que Amendis (société étrangère chargée de la distribution d’eau potable et d’électricité) ne s’empare pas des compteurs d’alimentation. Le Wali nous a aussi aidé en nous permettant d’échelonner le paiement, et cela à long terme ».

Comme tous les secteurs d’activité, sévèrement impactés par cette crise sanitaire qui se transforme en crise économique, les doléances ne se font pas attendre. Mohamed Alami Bekkouri nous les a énumérées. « L’ouverture des frontières est la seule solution pour que le métier résiste à cette catastrophe. Nous demandons aussi des subventions directes pour les bazaristes puisque nous avons grand besoin d’un fonds de roulement ». Et de conclure, « pourquoi ne pas mettre en place un fonds d’aide pour les bazarsites sachant que nous avons tout perdu en l’espace de ces deux dernières années ? ».

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