«Bientôt un humoriste à l’Élysée ?» titrait une chaîne TV d’info française, au lendemain de l’élection, le 21 avril dernier, de l’humoriste et comédien de séries TV, Volodymyr Zelensky, à la Présidence de la République d’Ukraine.
Ce quadragénaire amuseur public est un «prédestiné cathodique» à la charge suprême de l’État puisqu’il était, la veille de ces élections, le héros d’une simple fiction TV («Serviteur du peuple») dans laquelle il campait le rôle d’un jeune professeur qui devient, justement, président de la république !Il étonna le monde entier en raflant, devant trente-huit autres candidats, plus de 73% des 20 millions des suffrages exprimés par un corps électoral de 35 millions d’électeurs, sur une population de 44 millions (autant que la population d’Algérie ou du Soudan, sur une superficie égale à celle de la France, entre la Pologne à l’Ouest et la Russie à l’Est). Le comédien, rendu célèbre par ses numéros d’humoriste et de clown, dirigera donc, à partir de fin mai, un pays hautement stratégique dans la géopolitique mondiale, hier comme aujourd’hui (du temps de la révolution bolchévique de Lénine comme – de nos jours – dans le dangereux bras de fer permanent entre la Russie de Poutine et le monde occidental, USA en tête) !
Le titre racoleur/provocateur de la chaîne d’info française, qui n’étonne guère en ces temps «glorieux» pour un journalisme sensationnaliste du « buzz » et des «fake news», trahit en fait une sourde et quasi-générale inquiétude de tous les observateurs à travers le monde, médias compris. Puisque on assiste, à chaque fois en l’espèce, à une alchimie à trois composantes ou acteurs, impensable à ce jour pour les sciences politiques dans l’explicationde l’émergence ou de la mutation des États et des régimes: la fiction ou le spectacle, le politique et la communication numérique avec tous ses avatars, réseaux sociaux surtout.
Les États et leurs destinées tombent de plus en plus dans les mains d’amuseurs publics, de cabotins, de tristes et pathétiques clowns…Donald Trump (ex- animateur de l’émission de téléréalité «The Celebrity Apprentice» de 2008 jusqu’à son limogeage en 2016 par la chaîne NBC) n’est pas si différent de profil de l’Ukrainien Zelensky. Ni d’ailleurs de l’italien Bepe Grillo (ex animateur d’émissions de variétés, «Luna Park» ou «Fantastico»), fondateur du mouvement politique populiste « Cinq étoiles » à la tête duquel lui a succédé en 2017 Luigi Di Maio, l’actuel vice-Premier Ministre de la République Italienne.Bepe Grillo qui partagea d’ailleurs une affiche de film avec le clown Coluche («Le fou de guerre», en 1985) lequel, comme on le sait, fit le trublion dans les élections présidentielles françaises en 1981 en y prétendant par une candidature de quelques mois, face à François Mitterrand et à Valéry Giscard D’Estaing, avec des sondages qui le créditaient, à l’époque, de 16% d’intentions de vote!
Mais force est de relever que bien avant que les rênes de l’État contemporain ne tombent entre les mains de ce type d’amuseurs publics et cathodiques, on avait assisté, sur les vingt ou trente dernières années, à l’intrusion ou resquille de ce type de personnages, sortis des fictions ou des coulisses des cirques, dans l’arène ou agora du Politique, souvent dans une hostilité ouverte contre de nobles causes (Droits de la personne, écologie, diversité culturelle, paix, etc.). Alors, faut-il considérer, en conséquence, que cette intrusion à la tête du pouvoir politique des États s’annonçait déjà avec l’arrivée de l’acteur de «séries B», Ronald Reagan, à la tête de la Maison Blanche en 1980 (pour deux mandats successifs), après avoir dirigé, pendant plus de vingt ans, le grand État de Californie (1er État des USA en termes de PIB, avec 40 millions d’habitants) ? Si Arnold Schwarzenegger, autrichien d’origine, était né aux USA (comme l’exige la constitution américaine), n’aurait-il pas fini par occuper le Bureau Ovale à la suite de Reagan auquel il avait succédé comme gouverneur de l’État de Californie ? On aurait eu à vivre alors un règne de «Terminator» et de «Conan le Barbare» aux USA et dans le reste du monde, étant donné la puissance de ce pays ! Le comble de la mutation de la fiction en réalité!
Ailleurs…mais chez nous aussi
USA, Ukraine, Italie nous ont étonné par des figures de proue de cette déferlante des amuseurs publics sur la scène politique et au sommet des États. Dans leur sillage, le populisme mystificateur et illusionniste, violeur des valeurs humaines et des droits fondamentaux de l’individu, des minorités, de la diversité, de la dignité humaine et de la paix, se reproduit partout… Aux Philippines, avec le Rodrigo Duarto qui déclarait durant sa campagne présidentielle gagnée en 2016 : «Oubliez les Droits de l’Homme, avec moi ça va saigner»! En Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Autriche où le Chancelier Sebastien Kurz distribua, lors de sa campagne, des préservatifs aux couleurs de son parti pour en vanter, disait-il le «côté excitant» ! Alors que Jair Bolsanaro, élu en janvier par 58 millions de voix à la tête de la Fédération du Brésil, multiplie les déclarations outrancières et indignes contre les noirs, les femmes et les indiens dont il commence à confisquer les territoires ancestraux en Amazonie (poumon de la terre) au profit des grands groupes miniers, américains en priorité.
Cette offensive du factice et du burlesque assassin, et non ravageur au sens artistique, a enfourché le cheval de Troie post-moderne : la communication numérique, avec ses outils, vecteurs, supports et espaces de réseaux dits «sociaux». Cette communication «5.0» (version binaire de la «5ème colonne» crainte naguère par les États et les régimes) a-t-elle enterré définitivement la communication d’hier, celle des journaux porte-voix des politiques et de leurs programmes, celle des tribunes radiophoniques ou télévisuelles cadrées et régulées pour animer les campagnes politiques et électorales ? L’Ukrainien Zelensky n’a communiqué, exclusivement, que sur les réseaux sociaux. Au point qu’une vingtaine de médias et de syndicats de journalistes ont dû publier une lettre ouverte, à son adresse, pour lui demander ( le supplier, en fait) de s’exprimer auprès d’eux, sur leurs colonnes et sur leurs plateaux, «dans un souci démocratique» avançaient-ils! Le comédien Zelensky (célèbre «Serviteur du peuple») concéda finalement de diffuser chez les médias dits traditionnels quelques bribes de son programme bien choisis comme la légalisation de la prostitution, du cannabis thérapeutique et des jeux du hasard…
Le monde politique et ses évolutions, plus ou moins brutales (comme en ont témoigné les cas tunisien, libyen, égyptien, yéménite et, actuellement, l’Algérie et le Soudan) découvre, dans son Monopoly que la case «Médias» est désormais vide, quand elle n’est pas la case de la mort. L’énergie, la vie, la résurgence, la réforme et la mutation de survie et du progrès sont à chercher dans une autre case, une nouvelle à atteindre et à occuper massivement : celle de la communication numérique. Telle est la réalité pour les États d’aujourd’hui. Leur destin est désormais quasi-organiquement dépendant de cette case. Y assisterions-nous, au Maroc, aux prochaines échéances, notamment électorales ? Comment pourrions-nous l’éviter et le faut-il, sachant que le populisme électoraliste et mystificateur des valeurs, des crédos et des causes, sévit parmi nous depuis des années déjà et il est de plus en plus féru de numérique ?
Jamal Eddine Naji