Par Hammou Belghazi*
Rien n’est plus néfaste à l’image de marque d’un individu ou d’un groupe que les préjugés réducteurs et les clichés dénigrants. A chaque occasion, on doit, en vertu du cheminement vers la connaissance objective, dévoiler les artifices du jugement de valeur et, au nom de la marche vers une société citoyenne, dénoncer les méfaits du dénigrement et de la dépréciation (ou de l’autodépréciation) de tout ordre.
Les Zemmour sont la cible d’une opinion défavorable, apparemment courante dans le groupe des Zâara (Bni Ahsene) : celui du saint Lâarbi Albouhali, dont le sanctuaire se situe à une vingtaine de kilomètres au nord-est de la ville de Tifelt. Au cours d’un entretien collectif, réalisé auprès des descendants de ce saint, j’ai recueilli les paroles suivantes :
«Il n’y a pas longtemps, nous avons voulu rénover le sanctuaire. Nous nous sommes rendus dans 13 douars Bni Ahsene et en pays Zemmour, mais nous n’avons récolté qu’une maigre offrande (زيارة). Les Zemmour sont devenus durs (رجعوا قاسحين)».
Nul ne peut nier la réticence croissante des Zemmour, voire de la plupart des ruraux à rester généreux envers une catégorie des personnes se réclamant de la lignée du Prophète. C’est un fait bien attesté, une attitude facilement observable – surtout pendant le dépiquage : activité qui, en temps ordinaire, s’étale sur une période de trois mois environ (début juin – fin août). Mais pourquoi cette réticence?
Jusqu’au milieu des années soixante, époque où l’exécution de la majorité des travaux agricoles reposait encore sur les outils et procédés d’exploitation traditionnels, des collecteurs de grains, au nom de l’aumône (صدقة), sillonnaient le territoire des Ayt Mimoun pendant tout le temps du dépiquage. Quotidiennement, deux à quatre personnes ou davantage, enfourchant un âne ou une mule, visitaient souvent individuellement l’une après l’autre les nombreuses aires de battage, y compris celles des paysans les plus démunis. La plupart des quémandeurs étaient étrangers à la région et se présentaient comme descendants du Prophète (أولاد النبي), en tant qu’êtres pourvus de l’effluve sacré (البركة) bénéfique pour l’âme charitable et maléfique pour l’avare ou l’égoïste.
Le territoire des Ayt Mimoun, soit dit en passant, n’est pas la seule portion du pays Zemmour ou du Maroc à avoir connu le phénomène de la collecte estivale de l’aumône ou des offrandes. Nous le prenons comme exemple pour une raison simple et légitime : nous y avons passé tous les étés de notre enfance et adolescence et «observé» de très près le rapport paysan/collecteur.
Toujours est-il que, pour bénéficier de la bénédiction (ou par crainte de s’exposer à la malédiction) des gens sacrés ou prétendus tels, les paysans – même pauvres – leur versaient une partie de chaque récolte céréalière. Ce qui n’est plus vraiment le cas depuis une trentaine d’années. Les dons sont réduits d’une façon considérable. Le temps de la charité large est révolu. Au geste de libéralité spontané s’est presque substituée la formule exprimant le refus : «Allah ishel !» (Que Dieu facilite !). Facilite quoi ? Tout ce qui est difficile à réaliser, en premier lieu l’action de gagner assez de quoi vivre.
La générosité paysanne envers les demandeurs d’aumône ou d’offrandes a fortement fléchi mais elle n’a pas disparu. Elle est devenue sélective : on donne au véritable nécessiteux (celui du voisinage d’abord). Ce fléchissement frappant, que l’explication courante attribue à l’insuffisance de la production des céréales, semble avoir pour motif la prise de conscience de l’exploitation des uns par les autres au nom de Dieu, du Prophète et/ou d’un saint local ou national.
La précarité économique (ou la pauvreté) n’empêche pas les ruraux (êtres animés par une solide foi religieuse) d’offrir l’aumône. Ne dit-on pas en tamazight : «tajawân g (w) ul» (l’abondance est dans le coeur) ?, ou encore : «wen ur iwchin sg chigân ur yaka sg chwiya» (qui n’a pas donné d’une petite quantité ne donnera pas d’une grande) ?, pour signifier que la générosité dépend de l’aisance morale et non de la richesse matérielle.
Il est un exemple fort parlant au sujet de l’exploitation des petites gens au nom de quelque puissance occulte et redoutable, connu des campagnards Zemmour. C’est celui d’un notable citadin affilié à la confrérie religieuse touhamiya de Salé (sa ville) et se prévalant de la noble descendance du prophète Mohammad.
Du nom de son fondateur Touhami (première moitié du XVIIIe s.), la touhamiya est une branche de la célèbre confrérie wazzaniya fondée par Abd Allah Ben Ibrahim, mort en 1601. Borgne (infirmité qui lui a valu le surnom de cherif abeṣṣar : saint aveugle), ce touhami diffère de tous les autres collecteurs d’offrandes. Il se déplace constamment à cheval, en compagnie d’une vingtaine d’hommes – ses fils, adeptes et serviteurs – chevauchant chacun un mulet ou un âne. Tout ce monde parcoure ensemble la région des Zemmour de l’ouest à l’est. La tournée s’effectue en plusieurs étapes : le convoi plante une grande tente blanche pendant deux ou trois jours près de la demeure de l’une des familles aisées des douars visités.
La famille ainsi sollicitée nourrit l’ensemble du convoi (personnes et animaux) et lui donne quelques quintaux de blé au moment de repartir. Ceci ne constitue qu’une partie de la collecte. Durant la halte, hommes et femmes des parages se rendent auprès du saint afin qu’il exauce leurs vœux ou guérisse leurs maux. Les premiers lui dédient des céréales, un agneau, un chevreau… ; les secondes un poulet, des œufs, du beurre… Pendant qu’on offre des dons votifs au thaumaturge, les gens de ce dernier font le tour des aires de battage environnantes pour recueillir une part de عشور : fraction prélevée sur la récolte au profit des indigents.
En un mot, le convoi confrérique reçoit sans demander et demande pour recevoir. De la sorte et lors d’un seul arrêt, il ramasse une quantité de produits importante qu’il vend aussitôt sur les marchés hebdomadaires locaux : les billets de banque sont moins encombrants que les sacs de grain et les têtes de bétail. Ces produits ne sont pas tous cédés de bon gré. Une partie en est obtenue par une forte pression ou violence morale qu’exerce le maître du convoi en personne.
Lorsque celui-ci n’est pas occupé sous sa tente à percevoir des offrandes et à réciter des prières d’invocation au bénéfice des donateurs, il visite les foyers d’alentour et sollicite ou plutôt exige un supplément de dons : couverture, natte, tapis, etc. Afin d’acquérir la chose qui l’intéresse, il menace son propriétaire carrément : «عطيني أولا ندعي عليك» (tu me donnes ou je prie contre toi).
Que peut finalement le client à l’égard du patron, le naïf devant le rusé, le faible en face du puissant ?! Ce chantage a bien fonctionné jusqu’au jour où il a eu pour victime une veuve très pauvre ; le maître en question lui a extorqué l’unique richesse qu’elle possédait : un poulet.
Par ce geste contraire à l’esprit de la sainteté, illicite au regard de la morale, ledit descendant du Prophète provoque indignation, mécompte et stupeur dans le lignage adoptif de la veuve dépouillée. Et depuis lors, sa notoriété ne cesse de se détériorer au niveau du lignage puis de la tribu. Au culte et à la révérence qui lui sont tant voués succèdent le détachement et l’indifférence.
La louange fait place au reproche : «un saint doit donner et non prendre au nécessiteux». Pire, on le qualifie de cupide (aḑemmaê) qui a escroqué riches et pauvres pour bâtir à Salé des constructions à but lucratif (maisons à louer et un bain public), de voleur (acheffar) qui s’est enrichi aux dépens des paysans. De telles idées ne sont pas sans être colportées et peut-être grossies à souhait.
D’après les témoignages d’informateurs Ayt Bouhsine (Ayt Mimoun), c’est un notable des Ayt Châo (Houderrane) qui le premier l’a taxé de voleur et en a décrié la conduite et dévoilé la fortune immobilière. Pourquoi ? En voyage à Rabat pour une affaire administrative, il s’est rendu à la demeure du touhami en vue d’une visite cordiale, chez celui qu’il a toujours reçu et comblé de dons. Mais, à sa grande surprise mêlée de déception, on ne lui a pas ouvert la porte sous prétexte que le chef de famille était absent.
Découvrant la décevante et triste réalité d’avoir été longtemps abusé, notre notable a juré de ne plus l’accueillir, ni l’honorer. (La rupture du lien entre des saints et leurs clients était jadis exceptionnelle, hardie). C’est également en raison de l’abus et non pas d’un endurcissement de cœur que la plupart des Zemmour ont discrédité le maître touhami et délaissé ses fils qui, après sa disparition, ont continué la tradition de la tournée estivale. Ils ne leur accordent plus – comme d’ailleurs à tant d’autres descendants du Prophète et saints – aucun crédit, persuadés que la baraka (l’effluve sacré) les a abandonnés à jamais.
En somme, le rapport des Zemmour ruraux au monde invisible et leur discours sur le pouvoir surnaturel ont évolué dans différents domaines et à divers degrés. Ils ne traitent plus indistinctement les gens revendiquant l’appartenance à la lignée du Prophète ou d’un saint ; ils les classent en deux catégories antithétiques : les «vrais» (minoritaires), pôle d’éloges et de révérence, et les «faux» (majoritaires), cible de critiques et d’indifférence. De même, ils n’admettent plus en bloc les objets et les liens longtemps censés contenir le fluide divin ; ils placent certains d’entre eux au rang des éléments dénués de ce fluide. Seraient-ils donc en train de mettre de l’ordre dans la sphère du sacré, d’en désacraliser une partie ? Si l’on en juge par le cas du touhami, tout porte à le croire.