Pourquoi l’éthique ? A-t-on besoin, plus que jamais, d’une nouvelle approche philosophique pour sortir des situations de violence ? Comment explique-t-on cette montée en flèche du discours populiste? Aujourd’hui, quelles sont les tâches de la philosophie, de la réflexion et des penseurs pour faire face aux grandes questions auxquelles fait face l’Homme des temps modernes ?
Marc Crépon, directeur du département de philosophie de l’Ecole normale supérieure (ENS) en France, aborde ces questions dans cet entretien avec Al Bayane. Le philosophe et traducteur, dont les recherches portent essentiellement sur la question de la violence, les langues et les communautés dans les travaux de Nietzsche, du théoricien de la déconstruction Jacques Derrida et de Franz Rosenzweig, compte à son actif une dizaine de publications dont «L’Harmonie des langues», «Le Malin génie des langues», «Essais sur Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig», «Les Promesses du langage : Benjamin, Rosenzweig, Heidegger», «L’Imposture du choc des civilisations», «Nietzsche : L’art et la politique de l’avenir», «La Philosophie au risque de la promesse», «Terreur et poésie».
Al Bayane : Qu’est-ce que l’Ethique pour vous?
Marc Crépon : Il y’a plusieurs façons de penser et définir l’éthique. Moi je la définirais par sa fonction qui est de développer, dans tous les domaines de la vie, une culture de la non-violence, dans toutes les relations dont est constitué le tissu de l’existence : les relations à l’intérieur de la famille, avec les amis, les relations de citoyenneté, les relations qu’on entretient avec ses voisins… Celles-ci sont potentiellement violentes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être contaminées ou gagnées par la violence. Et nous avons besoin de l’éthique pour prendre de la distance par rapport à tout ce qui est source de violence. L’éthique nous donne un certain nombre de principes pour nous opposer et résister à toutes les formes de pulsions qui nous conduisent vers la violence.
Aujourd’hui, le monde fait face à un «raz-de-marée» de violence, ainsi qu’à un discours populiste. Qu’en pensez-vous ? Y’a-t-il de nouvelles pistes ou d’autres issues?
Il y a un très grand risque de banalité et de banalisation de la violence un peu partout dans le monde. Cela se traduit en France comme ça a été le cas aux Etats-Unis lors de la dernière campagne présidentielle. Il y a une sorte de véhémence accrue qui se traduit dans le discours, mais aussi dans la société par des gestes, des attitudes, des formes d’incivilité… Nous sommes tellement exposés à cette expérience de la violence que nous pouvons avoir parfois légitimement l’impression que la violence se confond avec le réel. Mon travail en philosophie, c’est essentiellement, depuis quelques années, de résister par tous les moyens à cette forme de banalité et de déconstruire les discours qui la produisent. Je m’oppose à toutes les formes de justification de la violence, à toutes les formes d’appel à la violence…
Sur ce registre-là, comment peut-on placer l’éthique dans le discours politique?
Je pense que la politique est censée, elle aussi, protéger de la violence. Une politique de l’environnement, c’est une politique censée nous protéger de la violence que produisent les dérèglements climatiques. Une politique de santé est censée nous défendre et nous protéger contre la violence liée aux inégalités d’accès aux soins médicaux partout dans le monde. Une politique économique et sociale devrait nous protéger des injustices produites par les inégalités sociales. Mais en réalité, on sait très bien que la politique ne fonctionne pas de cette manière, c’est-à-dire qu’elle fait tout le temps des différences et que sa protection est d’une part variable, aléatoire et même réversible. Elle est fragile et pas constante.
Je crois que dans le fond, la fonction de l’éthique c’est de rappeler toujours aux politiques un certain nombre d’exigences inconditionnelles, qui parfois sous la pression des événements, échappent à l’action politique.
Quelles sont les tâches de la philosophie dans un contexte mitigé, dans une réalité en pleine mutation et en quête permanente de sens et de signification?
C’est une réponse qui n’engage que moi parce que pour moi aujourd’hui, il y a une urgence pour la philosophie, à développer une culture de la non-violence. Cette culture consiste par exemple à redonner des droits à l’étude, à la réflexion, à l’analyse des passions. La violence introduit dans la cité des passions déraisonnables : la peur, la haine, certaines colères illégitimes qui s’accompagnent d’actions violentes. Nous avons besoin d’une analyse rationnelle qui mette de la distance, qui redonne droit à la raison, à la tolérance, à un certain nombre de principes et de valeurs qui contribuent à cette culture de la non-violence et qui sont partie intégrante de l’héritage philosophique.
Pensez-vous que les philosophes doivent réhabiliter leurs discours?
Une chose est certaine et les «Nuits de la philosophie» à Rabat et Casablanca l’ont prouvée. Dans la société et partout dans le monde, il y’a un immense besoin de philosophie; ce que les philosophes du 18e siècle appellent le besoin de philosophie. C’est le devoir des philosophes de répondre aux besoins des citoyens et de sortir des mûrs de l’Université. La philosophie aide dans le fond à donner quelques chemins pour s’orienter dans la pensée. Le philosophe est en quelque sorte quelqu’un qui a beaucoup lu et travaillé et qui a la maîtrise de la langue. Je crois que les événements violents et brutaux, les interrogations existentielles sont compliquées. Elles sont d’abord une grande source de confusion dans l’esprit. Ce dont on a besoin, c’est de la clarté. La première vertu des philosophes c’est d’essayer de mettre la clarté dans les idées et les pensées.
Mohamed Nait Youssef