Mostafa Oumkhoun
Force est de constater que ces dernières années, diverses études anthropologiques et littéraires ont été consacrées à la question de la femme amazighe ; cette dernière a, depuis belle lurette, pris en charge les différentes corvées avec audace, bravoure et sens du sacrifice suprême.
A ce propos, légion sont ceux qui s’en sont inspirés pour écrire des œuvres ayant contribué à frayer la voie à la littérature amazighe. C’est le cas des Chants de la Tassaout, un recueil écrit par René Euloge , un jeune instituteur français affecté à Demnate, en 1927.
Grâce à son courage intellectuel que lui a insufflé le profond amour de l’art et de la littérature, Euloge a déployé des efforts louables pour maitriser la langue amazighe et communiquer avec la population. Un jour il a côtoyé une femme merveilleuse nommée Mririda n’Ait Attik issue de la vallée de la Haute -Tassaout au cœur du Grand Atlas, à Megdaz; c’est une poétesse, elle compose des poèmes dans le souk d’Azilal . Euloge l’a rencontrée dans une maison close à Azilal, et il est devenu ébloui et fasciné par ses poèmes d’une extrême ferveur sensuelle. Euloge a laissé derrière lui un recueil époustouflant intitulé «Mririda n’Ait Attik, Les Chants de la Tassaout», composé de 120 poèmes traduits de Tachelhit. La beauté et la bonté du village structurent l’architecture esthétique de ce recueil nourri de chants exaltant la question de l’identité, des us et coutumes, et de l’autochtonie des amazighes. L’auteur réussit à faire de belles phrases tout en jouant sur les mots. Il renforce cet aspect en émaillant son texte de fioritures, d’expressions qui montrent la relation viscérale avec cette région dont la culture amazighe et les greniers pittoresques ont façonné l’imaginaire de Mririda.
Au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture, la personnalité de Mririda me rappelait dans sa substance celle de la célèbre Veronica Franco, l’illustre hétaïre poétesse au XVIème siècle ; c’était une fille de courtisane, elle a été mariée très jeune, mais son mariage tourne court et elle décide alors d’emboiter le pas à sa mère et devenir fille de joie. C’est l’une des plus célèbres courtisanes de Venise. C’est presque le cas de Mririda n’Ait Attik, la femme amazighe qui porte un regard sans concession sur son monde fait de bonheur, d’amour, de privation. Ses chants, sa subtilité sont ensemencés par les vallées et les monts du pays. Mririda est attachée à ses racines profondes. La foi et la raison font son histoire et fondent sa vraie nature : une femme amazighe de manque, un périple dans les ténèbres, dans les plaies et les gangrènes, dans les blessures indélébiles dans le temps et l’espace. Elle était étrange et sa poésie a priori inutile pour la population, Mririda ne cherche ni à faire vibrer la corde sensible, ni même à impressionner les gens.
Tant s’en faut. Elle a plutôt un souci majeur, qui n’est autre que de donner libre cours à ses pensées, ses émotions, de crier ses joies et ses vicissitudes. L’amour chez Mririda est omniprésent, il apparaît souvent violent dans certains poèmes, elle ne cesse de scruter et de clamer à bon escient l’amertume et les affres qui la tourmente, elle chante, à tous crins, son amour et ses tribulations. Le sexe, pour elle, n’est pas un fardeau, elle dit les choses comme elles sont, parfois explicites et parfois en filigrane, elle est de taille à remettre les pendules à l’heure, à dévoiler ses cris, ses assertions joyeuses et amères passées au milieu des arbres et sous les noyers séculaires, et surtout au sein d’une nature ingrate. La poétesse choisit dans ses chants des expressions comme un leitmotiv et elle use également de quelques redondances qui ornaient ses poèmes. Quant aux titres des poèmes, ils sont de la création de René Euloge .
‘’La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’’espoir du Monde‘’ Léopold Sédar Senghor.
Si Baudelaire s’inspire de la douleur du quotidien et du désespoir comme sources d’inspiration de sa poésie dans Les Fleurs du Mal qui se présentent comme un bouquet poétique, Mririda exprime dans Les Chants de la Tassaout sa soif et son désir, elle s’inspire largement des voyages ancrés dans la réalité, de son expérience, de ses aventures. Pour autant, elle ne parle que d’elle-même, elle chante l’amour et le chagrin de la séparation, elle n’évoque que des choses simples et banales, mais d’une manière fine et exquise. Elle reçoit l’inspiration dans sa chambre suffocante, sous les arbres, au milieu du bois de chêne, et surtout à proximité des greniers dans l’enceinte du Megdaz. Certes, elle n’a pas fait d’études, mais elle a été à l’école de la vie ; c’est ce parcours exceptionnel qui a façonné l’esprit de cette jeune hétaïre poétesse. C’est le destin qui a changé de fond en comble son engagement et son itinéraire. Alfred de Musset n’a-t-il pas dit « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur» ? Quant à son nom idéal Mririda, qui veut dire une rainette, elle avoue elle même dans un poème :
Mririda On m’a surnommée Mririda, Mririda,
Mririda, l’agile rainette des prés…
Je n’ai pas, je n’ai pas ses yeux d’or
Je n’ai pas, je n’ai pas sa blanche gorge,
Je n’ai pas, je n’ai pas sa verte tunique. Mais ce que j’ai comme elle, Mririda,
Ce sont mes zerarit (you-you), mes zerarit
Qui volent jusqu’aux bergeries,
Ce sont mes zerarit, mes zerarit
Après la guerre, René Euloge est revenu au Maroc pour rendre visite au village et y exercer ses vagues réminiscences et surtout savoir le devenir de Mririda. Il découvre, consterné, que tout a changé, il souligne dans son ouvrage que la jeune femme a été «reniée par les siens à cause de ses mœurs dissolues et choquantes». Il a sillonné toute la région mais en vain. Un jour il a croisé une des anciennes amies de Mririda qui lui apprend qu’elle avait quitté le village et qu’elle était partie vivre avec un adjudant des Goums. Elle a ensuite accompagné un Sergent à Tagleft comme épouse intérimaire. René Euloge a sillonné toutes les vallées et les cols en passant par Ouaouizeght et Tagleft mais toutes ses recherches sont restées vaines. Cette disparition mystérieuse de Mririda a aiguillonné des qu’en-dira-t-on. Certains disent qu’elle n’existe plus et qu’il s’agit d’un personnage mythique inventé par René Euloge. Mais pour composer de tels poèmes, il s’est avéré nécessaire d’écouter et de ressentir les déceptions et les frustrations accumulées dans un cœur amazigh gonflé d’amertume, il est crucial d’avoir une connaissance profonde des mœurs et des us et coutumes des amazighes.
À mon sens, le lecteur est vivement convié à lire ce florilège afin de pouvoir déceler par lui-même comment la femme amazighe souffre le martyr. En lisant Les Chants de la Tassaout, ceux qui se penchent avec inclination et sympathie sur la culture amazighe sentent, à coup sûr, que nous avons, bel et bien, au fin fond de la montagne, au fin fond des vallées, plusieurs Mririda, plusieurs poétesses, des femmes opprimées, marginalisées, et astreintes aux tâches pénibles, des êtres qui séparent entre le bon grain et l’ivraie, elles ont beaucoup de choses à dire mais elles sont perdues dans les sentiers de l’Atlas et elles ne trouvent pas leur échos.
(chercheur en littérature amazighe)