Qu’est-ce qu’un auteur africain ?

Par Jean Zaganiaris*

Je n’ai jamais eu la prétention d’être un grand écrivain. Quand Patrick Lowie, responsable éditoriale des éditions Onze, située à Casablanca, m’a signalé avoir proposé mon roman Adam Bofary au prix Orange du livre en Afrique, je lui ai répondu par cette petite phrase deleuzienne que l’on entend au début de l’ABCDaire : «Si tu y tiens». J’étais beaucoup plus navré pour lui des bouquins envoyés sans doute pour rien aux membres du jury que de me réjouir de participer à un prix littéraire.

Toutefois, lorsque mon éditeur m’a envoyé un texto en me disant «Mauvaise nouvelle Jean, ton livre ne peut concourir au Prix Orange du Livre en Afrique parce que tu n’es pas africain», quelque chose m’a titillé. Aujourd’hui, nous vivons malheureusement dans un monde incapable de voir ce qui rapproche tous les êtres humains et qui ne focalise que sur ce qui les sépare, ce qui les divise, les fragmente.

Qu’est-ce que cela signifie être un auteur africain ? La réponse reçue par mon éditeur concernant les critères d’admissibilité pour participer au prix Orange du livre en Afrique sont de vivre en Afrique et de posséder la nationalité d’un pays africain. Par contre, si je suis toujours bien la réponse transmise par mon éditeur, n’est pas un auteur africain quelqu’un qui réside depuis plusieurs années dans un pays d’Afrique et y a écrit des textes, qui a publié chez des éditeurs africains, a participé à des prix organisés au sein de ces pays africains et est reconnu par certains des auteurs nés en Afrique comme étant l’un des leurs.

Chaque prix a en effet le règlement qu’il souhaite et mon propos ne concerne pas spécifiquement le prix Orange du livre en Afrique qui a bien entendu la liberté de s’organiser comme il l’entend. Il s’agit plutôt d’un problème d’ordre général que je souhaite poser, puisque ces questions des critères d’appartenance à un pays ou à un continent ne concernent pas uniquement ma personne. Pour ne prendre que l’exemple du Maroc, en 2014, le Haut Commissariat au Plan comptait 84 000 personnes étrangères, dont 40% d’Européens. S’en tenir à de stricts critères administratifs pour définir aujourd’hui ce qu’est un auteur africain empêche de tenir compte des réalités cosmopolites et des hybridités post coloniales («post» entendu au sens de «par-delà») de notre époque.

Lorsque nous avions publié avec Abdellah Baïda et Mamoun Lahbabi, les trois volumes de Voix d’auteurs du Maroc aux éditions Marsam à Rabat, nous n’avions pas raisonné en termes d’appartenance nationale mais en prenant en compte le rapport pluriel de différents écrivains vis-à-vis du champ littéraire marocain, lui-même composite. La richesse de cet ouvrage est de mettre côte-à-côte des auteurs possédant chacun un lien intime avec le Maroc, depuis Ghita El Kayat, Omar Berrada, Soumia Mejtia, Reda Dalil jusqu’à Maï-Do Hamisultane, Maria Guessous, Valérie Moralès-Attias, Mokhtar Chaoui et bien d’autres. Un réfugié syrien résident au Maroc et ayant publié plusieurs romans dans son pays d’origine aurait été le bienvenu à nos Voix d’auteurs du Maroc, même s’il ne possède pas la nationalité marocaine.

Cette intimité révèle que la littérature n’est certainement pas affaire d’identité et d’assignation culturelle ; l’identité pouvant elle-même être un flux comme l’a montré Elias Sembar dans son livre Figures du Palestinien. Vouloir figer les individus dans une conception identitaire moniste risque de mener dans l’absolu à deux apories. D’une part, cela pourrait conduire non pas à la décolonisation de la littérature, c’est-à-dire au contraire de la colonisation, mais à sa colonisation contraire renforçant les divisions en les reproduisant de manière inversée par les stéréotypes et la folklorisation.

D’autre part, ces pratiques montrent encore plus la porosité, la fragilité et l’absurdité de la frontière, socialement construite, avec ce qui est défini comme n’étant pas africain mais qui fait symbiose avec lui, ce qui se situe sur la stricte ligne de démarcation et qui est identique à ce qu’il est censé ne pas être. Abdelkébir Khatibi a raison de dire que «je» suis dans «l’autre» et «l’autre» est en «moi». Théo Angelopoulos, le réalisateur grec, ne montre rien d’autre dans son film Paysage dans le brouillard.

Chère Ghizlaine, cher Patrick, je suis vraiment navré que mon roman, accueilli avec tant d’hospitalité aux éditions Onze n’ait pas pu candidater pour le prix Orange du livre en Afrique. Je sais que cela vous aurez fait très plaisir. Mais ce n’est pas grave. Peut-être serais-je invité à siéger un jour dans le jury ou à en être le président ? Légalement, cela pourrait peut-être être possible. Contrairement aux candidats qui doivent résider dans un pays africains et être de la nationalité d’un de ces pays africains, les membres du jury du prix Orange du livre en Afrique ne semblent pas, à ma connaissance, devoir posséder la nationalité d’un pays africain. Après, est-ce que ma présence dans un jury où des personnes de toutes les nationalités attribueront un prix à une personne qui elle doit être obligatoirement de la nationalité d’un pays africain et y résider serait légitime?… Vaste débat!

Chers éditeurs, en regardant le règlement du prix Goncourt, je me dis que ce serait peut-être à eux qu’il aurait fallu envoyer Adam Bofary. J’ai lu cela sur leur site : «Participation au Prix Goncourt : Écrire en français et que son roman soit publié par un éditeur francophone ayant un circuit de distribution en librairies, sont les conditions impératives pour qu’un écrivain puisse participer au Prix». Là, j’ai une chance de ne pas être exclu de la ligne de départ en raison de ma nationalité, au même titre que tous les auteurs africains ou non de votre estimable maison d’éditions!

*(professeur de philosophie)

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