Table ronde autour de l’immigration
Appréhender le phénomène migratoire requiert une approche multidisciplinaire inclusive, ont souligné les participants à la table ronde placée sous le thème «Immigrations et Cultures», organisée récemment à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines à Mohammedia et animée par le professeur Latifa El Hadrati.
Initiée par le laboratoire «Traduction et sciences humaines» en collaboration avec le Master «Sociologie de l’Immigration», cette rencontre a été marquée par la participation d’éminents chercheurs et spécialistes en la matière.
Ouvrant le débat, Latifa El Hadrati a abordé dans son intervention la question de l’immigration en lien avec certains stéréotypes vides de tout sens, qui sont fondés sur une vision simpliste et même irrationnelle. Faisant allusion à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, «Race et Culture», l’intervenante a souligné que le manque de culture nécessaire, l’absence d’ouverture déforment notre perception de la réalité et laisse la porte ouverte à tous les jugements de valeurs.
L’approche juridique, une nécessité!
Prenant la parole, Mohammed Mazouz, sociologue praticien, a tenu à expliquer les facteurs déterminants de l’immigration en tant que choix dicté par des contraintes structurelles, tout en essayant de décortiquer les trajectoires des émigrés marocains ayant tenté l’aventure pour s’installer dans l’hexagone. Il va, sans dire, a-t-il insisté, que l’approche juridique est primordiale pour cerner le phénomène dans sa globalité. Cela étant, les stratégies migratoires changent en fonction de l’espace-temps et interagissent avec les lois adoptées par les pays d’accueil.
Le professeur a expliqué que l’immigration fut au début un mouvement spontané, réservé seulement aux mâles et inscrit dans un rapport de force dominant- dominé, sorte d’esclavagisme moderne. Il s’agissait aussi, d’une immigration de passage jusqu’en 1975 avant que les autorités françaises imposent le visa. D’ailleurs, a-t-il fait savoir, la France a adopté plus de 30 lois pour gérer ce phénomène.
En fait, c’est à partir de ce moment là, qu’on va assister à un changement de stratégies des immigrés et un développement massif de l’immigration familiale, ce qui a eu pour effet une migration de peuplement, voire une installation définitive.
Ce changement de statut va déboucher sur un processus d’acculturation et des mutations profondes, et marqué par une tendance plus individualiste favorisant l’affirmation de la famille nucléaire. Cela s’est répercuté sur les stratégies des familles, dont beaucoup ont dû vendre leurs biens dans leurs pays d’origine pour s’installer définitivement dans le pays d’accueil.
Abondant dans le même ordre d’idées, l’intervenant a mis en garde contre les tenants de l’approche assimilationniste pour expliquer le phénomène de l’immigration. Il s’agit, a-t-il noté, d’un « faut concept », et que seule une approche intégrative est capable de résoudre cette question. Mais cela n’empêche que l’intégration este tributaire de plusieurs variables, liées aux compétences de l’immigré, telles la maitrise de la langue, le processus éducationnel… En sus de cela, le professeur a confirmé que le regroupement familial, la reconnaissance du culte et la naturalisation feraient à ce que le retour au pays d’origine soit une option écartée.
L’auto-stigmatisation… pour prévaloir l’identité
De son côté, Hakima Laala, professeur de sociologie, a mis l’accent dans son intervention sur la nécessité de prendre en considération le processus migratoire, condition sine qua non pour bien appréhender la problématique. La conférencière a laissé entendre que la perception des Marocains de l’immigration demeure biaisée. Cela étant qu’on est en face d’un déficit cognitif, étant donné que l’immigration dans la perception de la société marocaine est réduite seulement à ceux qui sont installés dans les pays du nord alors que les Marocains sont établis partout.
Autre point non moins important, a-t-elle insisté, c’est que la conception d’une grande majorité de la société de ce fait social trouve son explication dans des variables religieuses. Comme quoi, la migration à une connotation religieuse voire synonyme de «la Hijra du prophète». Autrement dit, la migration en tant que notion n’avait pas de place dans le langage courant. Elle s’apparentait souvent à une perception négative : «Hrig» ou à un déplacement forcé d’un point périphérique vers le centre. Un déplacement dicté par des motivations purement économiques et parfois politiques, a-t-elle ajouté.
Une fois l’individu installé dans un espace qui n’est pas le sien, il devient apparent par sa tenue vestimentaire ou par son langage corporel, entre autres, déclinant toute assimilation totale dans le groupe d’accueil en faisant preuve d’une certaine résilience. Ainsi, il fait l’objet de rejet ou de stigmatisation de part de «l’autre». Dans ce contexte étranger, l’identité en tant qu’un ensemble d’éléments culturels sera accentuée davantage, massifiée et même affichée en tant que mécanisme de résistance dans le cadre de son « groupe primaire », selon l’expression de Georg Simmel. En termes plus clairs, une telle situation débouchera sur la reproduction d’un autre groupe, pareil à celui de son pays d’origine.
En fait, en tant que corps étranger, le groupe va s’approprier cette stigmatisation tout en œuvrant à réinventer son identité culturelle afin de faire valoir sa position dans l’espace public. Dans cette optique, l’auto-stigmatisation se transforme en une arme efficace pour dénoncer et revendiquer le droit à la différence, a-t-elle noté en substance. Abondant dans le même ordre d’idées, l’intervenante a indiqué que la construction du groupe en tant qu’entité de référence serait accompagnée par l’émergence d’un discours identitaire dans le dessein de faire face à toutes les stigmatisations et afin de procurer un sentiment de sécurité à l’individu.
Sur un autre registre, la conférencière a relevé la question de la perception des Marocains à l’égard des étrangers. Une perception qui change en fonction de l’origine du migrant et son appartenance géographique. Autrement dit, il s’agit d’une «perception pragmatique», car, en fin de compte, l’étranger est perçu comme «une source de profit». Un tel constat, ajoute-t-elle, suscite beaucoup d’interrogations sur ce que l’on qualifie de « hospitalité marocaine ». A cela s’ajoute, en outre, la difficulté du Marocain à se situer dans son espace continental qui est l’Afrique et le manque de culture pour interagir avec le monde extérieur, sans omettre également la variable de la religion. Qui plus est, les migrants en provenance des pays sahéliens sont considérés comme de véritables concurrents économiques, a-t-elle déclaré.
Le blocage linguistique
Par ailleurs, Mhammed Abderebbi, professeur de sociologie, s’est penché sur l’analyse des facteurs générateurs de l’immigration et les mécanismes d’intégration.
Il n’en demeure pas moins que le Maroc a adopté une stratégie ambitieuse en la matière pour se conformer aux standards internationaux. Une stratégie qui a été couronnée par la régularisation de la situation de 40 mille migrants. D’ailleurs, le pays, vu sa position géostratégique est devenu un lieu de prédilection pour plusieurs étrangers. Certains ont opté pour une installation définitive alors que d’autres sont en situation d’attente dans l’espoir de traverser vers l’autre rive tout en sachant que notre pays est devenu à la fois un pays d’accueil pour les individus originaires des pays sahéliens mais aussi un exportateurs par excellence des immigrés.
Il faut dire, selon l’intervenant, que la perception des Marocains quant au phénomène de l’immigration demeure tiraillée entre deux sentiments opposés. En fait, les résultats d’une étude menée par «Afrobaromètre» sur un échantillon représentatif, montrent que le comportement du Marocain à l’égard des immigrés est partagé entre prudence et hospitalité. A en croire les statistiques, 36% sont en faveur de l’immigration alors que 26% expriment un rejet catégorique. En plus de cela, l’étude effectuée par le réseau des chercheurs africains, indique que 64% des interviewées sont favorables pour des migrants investisseurs et créateurs de la richesse alors que 47%% les considèrent comme des concurrents dans le secteur de l’emploi.
Par ailleurs, le conférencier a mis en cause tous les stéréotypes et les jugements de valeurs taxant les Marocains de racisme. Chiffres à l’appui, 40% ont exprimé un avis favorable pour conclure un mariage avec les étrangers, 38% ont répondu qu’ils n’ont aucun problème d’avoir des voisins étrangers, alors que 31% ont indiqué que les immigrés constituent une chance pour le pays. Il est certes que ces chiffres traduisent une certaine dualité des positions des Marocains, mais cela ne doit pas être imputé à des explications infondées, a-t-il martelé.
En fait, les facteurs de blocages culturels, notamment l’analphabétisme linguistique, expliquent amplement cette défiance. Pour l’intervenant, la stratégie établie par l’Etat fait également défaut d’un modus operandi facilitant l’intégration des étrangers dans la société, comme en témoignent les manuels scolaires élaborés par le ministère de l’éducation national, d’où la nécessité d’intégrer des mesures concrètes en vue de son opérationnalisation, a-t-il conclu.
Khalid Darfaf