Hayat El Yamani: il est libre, Covid!

Des écrivains à l’heure du Covid-19

Dans ma vie d’avant, j’aurais sursauté à la vue d’une femme faisant la queue à un supermarché de la région parisienne, à un mètre de moi, l’air stressé et les yeux paniqués, la bouche et le nez recouverts d’une couche bébé, mais hier, j’ai juste trouvé ingénieuse cette façon de se couvrir le bas du visage en l’absence de masques à la pharmacie. Une couche bébé, c’est un très épais coton propre qui doit permettre de ne pas projeter sa salive ou ses éternuements sur les autres, et éviter d’en recevoir.

Je me suis quand même demandé comment la dame arrivait à tenir alors que j’étouffais vite avec mon foulard posé devant ma bouche, que je baissais, remettais en place, rebaissais de nouveau tout en ayant conscience que je ne devais pas faire ça.

Un vigile souriant m’a invitée à entrer dans le supermarché en me tendant un carton numéroté, qu’il me faudrait rendre à son collègue en ressortant pour leur permettre de comptabiliser et limiter le nombre de clients, et m’a aspergé les mains de quelques gouttes de gel hydro-alcoolique. J’ai fait mes courses rapidement, au milieu d’une vingtaine de personnes et de rayons où manquaient le riz, la farine, le sucre et le fromage râpé. Du jamais vu!

Sur le trajet du retour, je suis passée devant le restaurant chinois qui propose des « repas à volonté »,  fermé pour cause de confinement, mais qui souffrait depuis les tout débuts de l’infection au Covid-19 en Chine. Les clients l’avaient déserté alors qu’il n’y avait encore aucun malade en France, et les pancartes qui indiquaient16 euros le déjeuner en temps normal avaient affiché 14, puis 12, puis 10, puis 8 euros, sans faire revenir personne. J’avais failli m’arrêter un jour pour y manger, par solidarité, mais je ne l’ai pas fait. C’était en début Février, il y a une éternité, avant ce 16 Mars 2020 où le confinement a été décrété en France!

Je télé-travaille depuis.

En temps normal télé-travailler me fait gagner une heure trente de trajet aller retour, et me met d’être dans un mode particulier où ma tête fonctionne de la même manière qu’au bureau, mais où mon corps reste relâché en l’absence de regards extérieurs, ce qui lui permet à lui aussi, une économie d’énergie.

En période de confinement télé-travailler s’avère bien différent, et au lieu de me sentir libérée de contraintes, j’ai l’impression d’être comme un poisson dans un bocal, coincée dans la nacelle d’une grande roue à l’arrêt, prisonnière d’une vie suspendue où le temps s’écoule d’une manière inhabituelle. J’assure mes tâches quotidiennes, tout comme au bureau, mais les informations télévisuelles exercent sur moi un pouvoir quasi hypnotique, et je les suis dès que je suis libre.

A chaque début de réunion téléphonique, nous échangeons nos réflexions entre collègues. Les maîtres mots sont surréaliste, inouï, impensable, fou, dantesque, irréel, jamais vu, jamais vécu, apocalyptique, sidération, fin du monde, cataclysme, peur, effroi, panique, vertige, historique!

Une collègue dit qu’elle ne souffre pas de solitude dans cette période bizarre, car avec toutes les pensées qui s’agitent en elle, elle se sent comme démultipliée. Elle précise: «je ne suis vraiment pas seule et j’ai juste assez d’énergie pour tenir toutes les personnes que je découvre en moi».Une autre plaisante : «à cause d’un virus chinois, je suis cantonnée à manger du riz chez moi. Avant je n’avais pas le temps d’aller voir les autres, maintenant j’ai tout le temps mais je ne peux pas».

Un autre dit qu’il se lave les mains et le visage tellement souvent qu’il en a la peau asséchée et pleine de rougeurs, un autre affirme avoir le cerveau congelé, tout juste capable de fonctionner par automatismes, une autre se décrit avec tous les jours le look du dimanche.

Les maniaques et les hypocondriaques dominent, les optimistes sont traités de gentils naïfs.

Depuis décembre, les discussions liées au coronavirus avaient été crescendo entre nous, les photos du pangolin supposé à l’origine du virus et le nombre des personnes atteintes puis décédées avaient circulé, et au fur et à mesure que le sujet, après avoir été chinois, était devenu international, j’avais découvert à quel point nous étions divisés en deux groupes bien distincts, l’un prévoyant une catastrophe française et mondiale imminente, l’autre minimisant le danger. J’ai fait partie du second, m’énervais quand un collègue insistait sur le désastre à venir, ou quand un autre prenait en exemple la grippe espagnole qui avait tué 20 à 50 millions de  personnes, répondais que la médecine avait fait des pas de géants depuis, citais la grippe H1N1 qui avait effrayé le monde avant de s’évanouir avec des dégâts relativement limités en Europe. Les discussions étaient animées et étayées, personne d’un camp ne réussissait à convaincre personne de l’autre camp. Aujourd’hui, je réalise que la manière d’appréhender le virus révélait une façon diamétralement opposée de considérer la vie et de lui faire face.

Les nouvelles du Maroc avaient d’abord été rassurantes, sans aucun cas de contamination. Là-bas, ma famille et mes amis gardaient du recul face à l’agitation européenne, et m’envoyaient des vidéos pleines d’humour qui soutenaient mon optimisme. Même l’arrivée de l’épidémie en Italie ne m’avait pas fait vaciller, et il avait fallu attendre pour cela de voir le Maroc fermer ses frontières aériennes avec la France. C’était le 13 Mars. Une telle décision avec encore très peu de cas répertoriés m’a touchée de plein fouet, d’autant qu’elle m’impactait directement en m’interdisant d’aller au Maroc pour un temps indéfini, quel que pourrait être mon besoin! L’enfermement venait de me toucher. Je me suis sentie soudain prisonnière, et il m’a fallu gérer un moment de panique, me raisonner, me dire que cela n’aurait qu’un temps, me convaincre que c’étaient des précautions saines mais provisoires!

Au même moment en France, la bataille faisait rage à propos des élections municipales que le gouvernement maintenait, la fermeture  des bars et restaurants était imposée un samedi à 20 heures avec effet à 24 heures, et en point d’orgue, 48 heures plus tard, le confinement était décrété. L’impensable était arrivé ! Il n’était plus question d’argumenter ni de comparer,  mais de comprendre enfin que, plus encore qu’à la dangerosité de la maladie, une grande partie du risque était lié à l’arrivée en masse de cas graves dans des hôpitaux qui manqueraient de lits de réanimation! Une sorte d’apocalypse générée par un tsunami viral déferlait sur le monde.

Depuis, nous ne sommes autorisés à sortir que pour des courses alimentaires ou de santé, et pour faire de l’exercice moins d’une heure. Du Maroc, on m’a d’abord plainte, avant de subir le même sort. La peur m’a regagnée. Les images de la médina de Rabat désertée et des autorités imposant le couvre feu par haut parleur m’ont glacée, de même que l’idée de familles pauvres entassées chez elles, privées de sortir et de travailler. En cascade, le confinement a gagné une grande partie du monde, et les journées se sont additionnées aux journées, de plus en plus semblables, avec, pour les conclure, l’énumération télévisuelle de la quantité des morts, des entrées en réanimation, mais aussi des guéris. Tout ce qui n’est pas la pandémie a disparu, le monde d’avant elle semble parfois futile, comme quand une journaliste américaine proche de l’hystérie hurle : «il faut autoriser les coiffeurs à travailler, sinon les hommes vont voir la vraie couleur des cheveux et des racines des femmes. Et ça, c’est juste impossible!».

A  la télévision française se succèdent les débats consacrés au Covid 19, et au fur et à mesure que des membres du gouvernement et des experts se multiplient pour expliquer le virus et ses conséquences, les vérités, les contre-vérités, les théories du complot, et les polémiques s’étalent en direct. C’est une mise à nu inopinée et sidérante du fonctionnement des élites, qui, dans l’urgence, l’improvisation, et une certaine ignorance, n’arrivent plus à se cacher derrière une langue de bois convenue, à un moment où on préfèrerait du recul et de la sérénité. Les masques de protection, les vaccins et traitements potentiels, la chloroquine, les tests, la durée du confinement, tout fait débat, parfois jusqu’à la nausée. Et des vérités explosent : l’industrie pharmaceutique française, malgré son aspect sécuritaire, a été délocalisée! J’en prends conscience avec autant de stupeur que de déception.

Entre deux polémiques, des images glaçantes qui se sont déjà incrustées dans nos inconscients, se succèdent. En Inde, celle d’un père entouré de sa famille demandant à un agent d’autorité où doivent aller ceux qui vivent dans la rue, à Madrid, celles d’un hôpital improvisé dans un immense salon des expositions, et d’une patinoire utilisée pour entreposer des cercueils, au marché de Rungis dans la région parisienne, celle d’entrepôts réfrigérés où sont stockés des cadavres, sur des quais de gare français, des TGV où du personnel médical en blouse et masques, femmes et hommes, installent des malades avec leur appareil de réanimation, au Maroc, celles d’agents d’autorité exhortant les citoyens à rentrer chez eux avec des hauts parleurs, à New-York, celle d’une fosse commune, puis celle, loufoque en comparaison, d’américains qui après s’être rués sur les denrées alimentaires se précipitent pour acheter des armes!

Une image détonne, tous les soirs à 20h, montrant des gens à leurs balcons applaudissant les soignants, dans une parenthèse où le bruit succède au silence. C’est un hommage tout autant qu’un défoulement qui ravive une fierté collective, et crée une sorte de rite où chacun vient communier, et dissoudre une partie de son angoisse face à la  spirale infernale qui s’est installée en quatre mois à l’échelle de quatre milliards d’êtres humains, condamnés à vivre la même chose au même moment, exilés chez eux alors que le virus est libre. Confinés. Une communauté de destin avec comme différentiateurs majeurs le niveau de vie de chacun et la protection sociale de son pays.

Je n’ose pas de pronostics pour la suite, Boris Johnson a payé de sa santé le fait d’en avoir imaginé de trop optimistes, mais Trump est pour le moment passé à travers ! Je réalise au fil des jours que je n’ai pas peur pour moi-même, mais plutôt pour ceux de mon entourage que je sais fragiles, et j’espère que nous sortirons tous de là vivants, peut-être grandis. Je me promets aussi de ne plus jamais rien remettre au lendemain: je savais qu’il n’était pas sûr, maintenant j’en suis persuadée.

Il y avait une datation avant/après Jésus-Christ, il y a désormais dans mon esprit une datation avant/après Covid19.

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