La bourgeoisie marocaine entre la dépendance structurelle et des velléités d’autonomie

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

Depuis l’indépendance du Maroc (1956), le capitalisme privé marocain a évolué entre la dépendance structurelle et des velléités d’autonomie.

  1. Avant l’établissement officiel du Protectorat (1912), il existait dans les villes, surtout à Fès, quelques couches de marchands. au sein d’une économie fondamentalement précapitaliste. Jusqu’au 19è siècle, leur impact global sur l’ensemble de l’économie semble avoir été faible, tout au moins en dehors des villes. Toutefois dans la seconde moitié du 19è siècle9, avec l’ouverture du Maroc à la pénétration commerciale européenne une partie de ces marchands vont jouer un rôle d’intermédiaires de la pénétration10, notamment dans les zones côtières atlantiques, ce qui les fit profiter d’une extension relative de l’économie marchande (accroissement des flux de biens importés et exportés) accompagnée toutefois d’un début sérieux de liquidation de l’artisanat dans les villes de la côte.
  2. De 1912 à la veille de la seconde guerre mondiale, on assista à une mainmise du capital français sur la quasi-totalité des secteurs, branches et entreprises offrant des perspectives de rentabilité. Toutefois, la rupture brutale des formes précapitalistes de l’économie. la commercialisation partielle de l’agriculture, l’extension de l’urbanisation. la hausse de la rente foncière (agraire et urbaine), allaient favoriser le développement d’une épargne monétaire autochtone et sa conversion en capital commercial (utilisé surtout au niveau du commerce de gros et de demi-gros et pour une part dans l’importation de certains produits de grande consommation comme le thé, le sucre, l’huile, les tissus etc.).

La période de la seconde guerre mondiale (1939-1945) offrira une véritable aubaine pour de nombreuses familles bourgeoises marocaines : de nouvelles possibilités d’enrichissement rapide furent créées par l’économie de pénurie, grâce au stockage spéculatif et au marché noir. Certaines grandes fortunes marocaines commencent à émerger à cette époque. Dans l’agriculture également, certaines régions comme le Gharb, l’Oriental etc. connaissent un début d’imitation des colons par quelques grands et moyens propriétaires fonciers marocains.

Entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années 1953-1956, on assiste à une nouvelle pénétration massive de capitaux français publics et privés.

La « mise en valeur » du Maroc fut accélérée en liaison avec les besoins de la Métropole, ce qui signifiait l’intensification de l’exploitation des ressources minières et agricoles et la création de quelques industries; cette accélération étant facilitée par la mise sur pied d’une infrastructure de voies de communications, barrages, services techniques et administratifs etc. Mais en même temps, il y avait une plus grande intégration des activités de type capitaliste de l’économie marocaine dans l’ensemble dominé par la France au sein de la zone franc.

Dans l’industrie, le capitalisme marocain demeurait marginal : il était présent dans quelques petites et moyennes entreprises du textile, de la chaussure, de l’alimentation, des transports et du bâtiment. Il était totalement absent du secteur bancaire et de l’extraction minière. La participation de Marocains représentait moins de 5 % dans le capital des sociétés anonymes, lorsque ce capital était supérieur à 100 millions d’anciens francs.

Une telle situation ne pouvait que pousser une large fraction de la bourgeoisie marocaine à épouser la revendication nationale d’indépendance du pays, avec l’espoir de pouvoir infléchir le contenu de cette indépendance en faveur de ses buts de classe.

  • A partir de l’indépendance, le capitalisme privé marocain va se développer, mais dans des conditions particulières marquées par un faible dynamisme en matière d’investissements productifs, une dépendance structurelle vis-à-vis du capital international et du marché mondial capitaliste, et un élargissement relatif du capitalisme d’Etat jouant le rôle à la fois de point d’appui du capital privé et de palliatif de sa défaillance dans différents secteurs11.

Dans l’industrie proprement dite, ce développement s’est effectué surtout dans les branches produisant des biens de consommation auparavant importé (textiles, biens agro-alimentaires etc.) 12, travaillant pour une demande préexistante. D’autres secteurs furent pris en main par la nouvelle bourgeoisie marocaine, telle la construction et les transports routiers, la plus grande partie du commerce de gros interne et une bonne partie de l’import-export.

Une grande partie des terres de colonisation agricole (environ 400.000 ha) fut massivement rachetée par des particuliers marocains appartenant en grande partie à la haute administration.

Le secteur bancaire, qui était resté fermé à la pénétration des hommes d’affaires marocains jusque vers les années 1963-196413, est investi à son tour au point qu’en juin 1975, la part du capital bancaire détenue par des groupes privés marocains14 se montait à 27,5 % du total (à côté de 35 % appartenant à des organismes publics et semi-publics marocains et 37,5 % à des groupes étrangers).

Tout cela ne fut possible que grâce à une protection étatique et à des aides et encouragements importants de l’Etat : non seulement une protection douanière instituée au lendemain de l’Indépendance, mais aussi des primes d’équipement et des dégrèvements fiscaux octroyés par des codes d’investissement de plus en plus avantageux, des crédits accordés à des taux d’intérêt réduits, et des formules mixtes d’association de capitaux publics et privés dans diverses sociétés. A tout cela, il faut ajouter les pressions directes et indirectes exercées par la haute Administration sur les sociétés étrangères pour les obliger à accepter l’association de capitalistes marocains, bien avant la promulgation des textes législatifs concernant la marocanisation de divers secteurs économiques en 1973.

  • Bien que la marocanisation du capital qui s’applique essentiellement au secteur tertiaire (pour 80 à  90 %) et aux activités industrielles (20 à  30 % du total) ait également profité à  certaines couches de la moyenne et petite bourgeoisie, elle a surtout renforcé les bases financières et les moyens d’action de la nouvelle oligarchie. Le caractère oligarchique et « bureaucratique » de la grande bourgeoisie marocaine ne s’est pas transformé et le processus de concentration du capital en sa faveur a tendance à s’accentuer dans certains secteurs : elle représenterait, selon certaines estimations, quelque 300 familles, ayant pour la plupart des liaisons étroites à la fois avec le capital international et la haute Administration.

Cette oligarchie provient pour l’essentie! des séquelles d’une grande « féodalité » terrienne15 qui s’est développée surtout à partir du 19éme siècle et à laquelle le régime colonial avait tenté de donner une large assise afin d’asservir le peuple, d’une « bourgeoisie bureaucratique » (hauts fonctionnaires etc.) dont certains éléments proviennent de la bourgeoisie traditionnelle et certains autres de la petite bourgeoisie (diplômés d’Université ayant accédé à de hautes fonctions), et enfin d’une fraction de la bourgeoisie traditionnelle marchande16 qui, grâce à ses relations avec l’appareil d’Etat, avait pu émerger et accéder à l’intégration au sein de l’oligarchie.

Bien que les statistiques relatives à la répartition du capital soient inexistantes ou extrêmement difficiles à établir, il ressort de différents sondages17 que la centralisation du capital se poursuit au profit de quelques groupes.

Mais cet élargissement relatif de la base économique et financière de la grande bourgeoisie marocaine n’a pas pour autant insufflé un dynamisme nouveau à son comportement qui demeure conditionné ‘par les rapports de dépendance vis-à-vis des centres impérialistes et par différents facteurs internes jouant dans le même sens. Ayant hérité d’une partie du capital colonial, essentiellement grâce à un phénomène de « transfert » qui lui a été consenti, le maintien en vie de la « poule aux œufs d’or » du point de vue de ses intérêts de classe réside dans l’acceptation, voire le renforcement des rapports de dépendance, et son insertion dans un processus d’accumulation dépendante. En d’autres termes, l’abandon de toute prétention à une reproduction élargie autonome du capital avec sa traduction, sur le plan politique, par une opposition profonde à toute transformation des structures socio-économiques actuelles.

Au-dessous de l’oligarchie, des couches moyennes de la bourgeoisie terrienne, commerciale et industrielle tentent d’émerger, sans pouvoir bénéficier des positions et des privilèges de la première. L’indépendance politique leur a procuré certains avantages (protection douanière, facilités d’accès au crédit, marocanisation etc.), ce qui n’a pas manqué d’entraîner un relatif élargissement de ces couches, notamment dans certaines branches de l’industrie, du bâtiment, des transports etc.) 18. Toutefois le Poids de l’oligarchie qui tente avec succès de monopoliser les affaires les plus lucratives, le mouvement de concentration et de centralisation du capital qui élimine constamment, surtout en période de marasme, les petites et moyennes entreprises, la dépendance étroite de ces couches à l’égard des banques (pour le crédit)19 et de l’Administration (marchés, licences etc. …) créent en leur sein une situation de malaise permanent s’exprimant -jusqu’à un certain point –part des revendications de type nationaliste et une hostilité relative vis-à-vis de l’oligarchie.

Malgré toutes les aides et les encouragements de l’Etat, les investissements privés dans l’Industrie demeurent relativement faibles.

Ainsi dans le cadre du Plan (1973-1977) les projets les plus significatifs et d’une certaines envergure ont été lancés par l’Etat (complexe de chlore soude PVC de Mohammedia, complexe chimique Maroc Phosphore I, complexe textile de Oued Zem, sucreries de Mechraâ Bel Ksiri et du Loukkos, extensions de la raffinerie de pétrole de la SAMIR, de Maroc-Chimie et de la Cellulose etc.).

Pour l’année 1976, sur un montant de 2,5 milliards DH représentant la totalité des projets agréés par la Commission des Investissements, près de 60 % étaient le fait de l’Etat. Le secteur privé investit essentiellement dans de petites et moyennes entreprises : la taille de ses investissements étant comprise en moyenne entre 1 et 2 millions de DH, ce qui exprime une tendance à une composition organique du capital plus faible que dans les entreprises du secteur public 20

Un ensemble de causes peuvent expliquer cette situation et pas seulement la fameuse absence de « l’esprit d’entreprise » tant ressassée :

  • Etroitesse du marché intérieur ;
  • Persistance du « statut familial » des fortunes marocaines ;
  • Importance des relations avec le pouvoir -pour réussir dans les affaires ;
  • Structure des taux de profit avantageant les placements de type commercial et spéculatif ;
  • Faiblesse de la formation générale Économique et technique de la plupart des hommes d’affaires nationaux et leur crainte des mouvements de masse à  caractère radical ;
  • Affaiblissement des possibilités d’accumulation par les gaspillages (consommations de luxe) et l’exportation frauduleuse de capitaux.

Le faible dynamisme de la bourgeoisie marocaine dans l’industrie fait nettement contraste avec l’émergence, depuis l’indépendance, d’une bourgeoisie agraire qui consolide de plus en plus ses positions avec le soutien de l’appareil d’Etat.

Alors que le secteur capitaliste marocain ne dépassait pas 300.000 ha à la veille de l’Indépendance, il excède actuellement le million d’ha concentrés entre les mains de moins de 5000 propriétaires.

Ce résultat a été obtenu grâce à la spéculation, à des transactions sur les propriétés de la colonisation, l’achat de terres sur des périmètres prévus pour être pourvus d’équipement hydraulique (ce qui a multiplié leur valeur par quatre ou cinq du jour au lendemain). Etroitement intégrée au marché mondial capitaliste, elle dispose d’exploitations mécanisées, techniquement avancées, et bénéficie d’une aide massive et multiforme de l’Etat (crédits, subventions, irrigation, encadrement, organisation de la commercialisation externe etc.). De ce fait elle parvient à réaliser d’énormes profits, d’autant plus qu’elle exploite une main-d’œuvre salariée, permanente et saisonnière, jusqu’ici très peu organisée. L’essentiel de ces profits va de plus en plus vers l’accumulation dans le secteur immobilier urbain, le commerce, les services, et accessoirement vers quelques branches de l’industrie.

Depuis plus de vingt ans, le développement du capitalisme privé marocain s’est opéré sans remise en cause des facteurs de dépendance structurelle mais plutôt en symbiose avec eux. La marocanisation de certains secteurs économiques a entraîné certes une diminution, relative du poids quantitatif du capital étranger 21 mais elle n’a nullement supprimé son influence globale sur l’orientation des forces productives et les choix fondamentaux de la stratégie économique du pays. La faible industrialisation, la dépendance du commerce extérieur marocain par rapport à la CEE, la dépendance financière vis-à-vis du capital international et des organismes qui lui sont liés, la dépendance technologique dans ses diverses formes, constituent autant d’atouts entre les mains du capital monopoliste international dans ses relations avec la bourgeoisie et l’Etat marocain.

Ainsi on peut dire, dans l’ensemble, que le développement du capitalisme privé autochtone depuis !’Indépendance politique n’aurait pas été possible sans le soutien massif de l’Etat et de ses multiples moyens d’influence et de puissance économique et financière. Constatation capitale qui vaut pour le Maroc comme pour tous les pays dudit Tiers-Monde ayant les mêmes options politico-économiques. Spécialement ceux qui étaient auparavant colonisés. Au fil des ans, l’interpénétration entre la grande bourgeoisie marocaine et la Haute Administration s’est consolidée, en même temps que se développait l’association· du capital marocain avec des intérêts étrangers. Cela ne va nullement dans le sens d’un développement national, autonome et accéléré, bien au contraire.

En même temps, les velléités d’autonomie qui se manifestent au sein de certaines couches de petits et moyens capitalistes, n’ont pas rencontré jusqu’ici un appui adéquat dans l’environnement socio­économique et socio-politique. Ces couches restent, en partie, sensibles à certaines revendications de caractère nationaliste, qui dans leur esprit, devraient ouvrir une voie plus large à un « développement capitaliste national » soutenu par l’Etat.

Demain :

Jusqu’où peut aller la petite bourgeoisie dans le monde arabe?

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