Entretien avec Nour-Eddine Jalil
Propos recueillis par Soumia AL ARKOUBI – MAP
Une nouvelle espèce d’un lézard marin, dénommée Pluridens Serpentis, a été découverte au Maroc par une équipe de scientifiques du Maroc, de la France et du Royaume Uni.
Nour-Eddine Jalil, professeur au Centre de recherche en paléontologie (Muséum national d’histoire naturelle à Paris) qui fait partie de cette équipe, décrit à la MAP les caractéristiques de ce lézard et met en avant la richesse de la faune marine marocaine.
Quelles sont les caractéristiques morphologiques et physiologiques de cette espèce découverte ?
Les mosasaures sont un groupe de lézards qui se sont adaptés à la vie marine vers la fin du Mésozoïque, l’ère qui a vu la domination des dinosaures. Leur histoire est l’une des plus extraordinaires réussites du Mésozoïque puisqu’en moins de 33 millions d’années, de petits reptiles semi-aquatiques conduisent aux principaux prédateurs dominants des écosystèmes marins. Le pic de diversité des mosasauridés s’est produit au Maastrichtien, la toute dernière période du Mésozoïque. Les fossiles des phosphates du Maroc en sont la meilleure illustration. Ils occupaient un large éventail de niches marines comme c’est le cas des mammifères marins modernes.
La nouvelle espèce de mosasaure marocain, Pluridens serpentis, est décrite sur la base de deux crânes et de restes crâniens isolés. Ses caractéristiques morphologiques sont par conséquent fondées sur son anatomie crânienne. Comme son nom l’indique, cette nouvelle espèce se caractérise par le nombre élevé de ses dents (Pluridens : en latin = dents nombreuses) jusqu’à 28 dents sur sa mâchoire inférieure et par leur forme toutes de petite taille et fortement crochues rappelant les dents des serpents (serpentis). Il devait se nourrir de petites proies et de céphalopodes.
Son anatomie crânienne a permis de classer cette espèce parmi les mosasaures halisaurinés. Comparée aux autres halisaurinés, Pluridens serpentis se distingue d’abord par sa grande taille. Avec une taille maximale atteignant 10 mètres, elle était la géante de son groupe. Ensuite, Pluridens serpentis se distingue par des yeux petits. Elle devait avoir une vision réduite. Mais la présence de dizaines de petites ouvertures sur son museau, certainement pour les terminaisons nerveuses, laisse supposer l’existence d’un système sensoriel performant.
Ce dernier lui aurait permis de chasser en détectant les mouvements de l’eau causés par le déplacement des proies. Une telle adaptation est observée chez les serpents de mer actuels. Ce nouveau mosasaure devait probablement évoluer dans des conditions de faible luminosité, soit la nuit (mœurs nocturnes), soit dans des eaux profondes et sombres.
Enfin, l’aspect massif des mandibules chez les formes les plus grandes laisse supposer un comportement comparable à celui de certains cétacés modernes tels que les cachalots et les baleines à bec qui utilisent leurs mandibules dans des combats.
Y a-t-il des points communs avec l’espèce découverte en janvier dernier et les autres mosasaures découverts auparavant au Maroc ?
Aucun point commun avec l’autre nouveau mosasaure des phosphates, Xenodens calminechari, décrit en janvier dernier. Ces deux mosasaures appartiennent à deux lignées différentes de mosasaures, donc issus de deux histoires différentes. En plus de leurs caractères morphologiques qui les classent dans deux groupes distincts, ces deux espèces diffèrent par leur taille et la forme de leurs dents indiquant des mœurs de prédation et des niches écologiques distinctes.
Xenodens calminechari avait la taille d’un petit marsouin, autour de 1,5 m, alors que Pluridens serpentis pouvait atteindre 10 m de longueur. Pluridens avait des dents petites et fortement crochues, Xenodens se caractérisait par une dentition évoquant celles de certains requins qui devait lui conférer une morsure redoutable et lui permettre de s’attaquer à des proies bien plus grandes que lui. Ces dents, qui ne ressemblent à celles d’aucun reptile actuel ou fossile, se succédaient en se touchant bord contre bord, formant ainsi une lame dentelée extrêmement tranchante. Ceci reflète l’extraordinaire diversité des mosasaures des phosphates qui devaient se spécialiser pour exploiter les ressources alimentaires de leurs écosystèmes et pouvoir vivre ensemble.
Que représente cette découverte? Signifie-t-elle que la faune marine marocaine est très riche ?
D’abord pour rester sur les fossiles des phosphates, je dirais que les fossiles des phosphates donnent une des images les plus complètes d’une période-clé de l’histoire évolutive des vertébrés. Cette histoire peut être suivie in situ et presque sans discontinuité sur environ 24 millions d’années. Les restes fossiles illustrent tous les groupes de vertébrés, à l’exception des amphibiens et nous ouvrent une fenêtre sur une zone de transition entre deux mondes, celui des dinosaures (Mésozoïque) et celui des mammifères (Cénozoïque).
Au-delà des gisements des phosphates, je dirais que le Maroc n’a pas démérité son appellation de « paradis des géologues et des paléontologues ». Peu de pays présentent comme lui autant de témoins des couches géologiques qui se sont succédé à la surface de la terre depuis les temps les plus reculés. Les fossiles conservés dans ses couches fournissent des images des mondes disparus depuis les premières manifestations de la vie, quand elle était marine et unicellulaire, jusqu’aux restes fossilisés de l’Homme moderne de Jbel Irhoud.
Ces restes sont une référence puisqu’ils sont les plus anciens fossiles de notre propre espèce (-300 000 ans). L’Anti-Atlas, le Moyen Atlas, le Haut Atlas, les sites de Fezouata, les bassins de Tafilalet, de Khénifra et d’Argana…, la région des Kem Kem, les gisements des phosphates, la façade Atlantique, la région de l’Oriental, Jbel Irhoud… Chaque région du Maroc détient une partie de cette mémoire et telles les pages d’un livre, elle délivre et illustre une partie de la fabuleuse histoire de la Vie.