Abdelhak Najib
Tout le monde pense que les guerres sont des épisodes rares dans l’histoire humaine. La majorité pense que les guerres sont des ruptures nettes dans le cœur de la paix. C’est totalement faux. C’est la paix qui fait figure d’exception dans l’histoire humaine.
Depuis la naissance de cette civilisation qui compte officiellement quelque 7000 ans, la constante, c’est la guerre. Les Sumériens ont décimé les voisins et les ont asservis. Babylone s’est construite sur des dizaines de milliers de cadavres. Les Assyriens étaient synonymes de terreur pour toutes les contrées voisines. L’Égypte pharaonique est un long chapitre de 3000 ans de guerre, d’invasion, d’asservissement des autres peuples et de tueries barbares et sans merci. La Grèce antique a atteint son apogée en terrassant les autres puissances tout comme la Perse antique a envahi le vieux monde.
Athènes et Sparte se sont livrés une haine sans précédent et les guerres du Péloponnèse ont été documentés par le grand Thucydide, qui écrit ceci dans « Histoire de la guerre du Péloponnèse : «Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, dans le monde des hommes les arguments de justice n’ont de poids que si les forces des adversaires sont égales. Dans le cas contraire, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance et les plus faibles n’ont qu’à s’incliner».
Des décennies de guerre fratricide pour dominer l’autre, car les humains ne peuvent concevoir l’existence sans se créer des ennemis, sans faire de leurs époques des récits sanglants entre belligérants. C’est exactement ce que dit Périclès, dans son « Éloge funèbre des Athéniens » : «Car la terre entière est la tombe des grands hommes, et ce n’est pas seulement dans leur patrie que des colonnes et des inscriptions commémorent leur gloire, mais dans les contrées étrangères demeure aussi leur souvenir, gravé non sur la pierre mais dans le cœur des hommes ».
C’est ce que l’Empire romain nous a enseigné en dominant le monde antique jusqu’aux frontières germaniques mettant au pas tout le pourtour méditerranéen, dans la peur sous le glaive. C’est exactement ce que les Ottomans ont reproduit en colonisant le monde jusqu’aux portes de Vienne, en Autriche, jusqu’à l’oriental marocain allant jusqu’à l’Indus provoquant famine, précarité, guerres fratricides en divisant les peuples et les remontant les uns contre les autres : «Au cours de ces guerres civiles, les cités virent fondre sur elles des calamités innombrables, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours tant que la nature humaine sera ce qu’elle est», précise Thucydide. C’est pour cela qu’il faut «Voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, du fait qu’ils mettront en jeu eux aussi des hommes, présenteront des similitudes ou des analogies», car l’histoire est un éternel recommencement.
Ceci, on le vérifie quand on se penche sur l’époque dite moderne. Tous les Moyen-âge a été marqué par l’horreur humaine dans ce qu’elle a de plus insoutenable. Et sur ce chapitre, le vieux monde, cette Europe en fin de cycle aujourd’hui a été le théâtre sanglant de guerre sans fin. Les guerres de Cent ans, les guerres de religion, les guerres de Trente ans, les guerres entre Espagnols et Français, entre Italiens et Français, entre Britanniques et Espagnols, entre Germaniques et le reste du continent, jusqu’à la guerre de 1870 où Bismarck dompte la France et l’humilie, ce qui prédisait déjà un conflit mondial qui s’est concrétisé lors de la Grande guerre mondiale entre 1914 et 1918 faisant plus de 20 millions de morts. Puis une période de repos avant d’en re-découdre dans un second round nommé Deuxième Guerre mondiale qui a fait plus de 30 millions de morts et autant de déportés faisant du XXè siècle, l’époque la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité avec pas moins de 80 millions de morts.
Sans parler de la guerre d’Indochine, de la guerre de Corée (4 millions de morts), de la guerre civile en Chine qui s’est soldée par plus de 8 millions de victimes civiles, de la guerre du Vietnam (3,5 millions de morts), de la guerre en Afghanistan contre l’occupation de l’armée rouge, de la première guerre du Golfe opposant Irakiens et Iraniens faisant à elle seule plus de 1 million de morts avec la deuxième guerre d’Irak qui a laissé plus de 1 million 300 000 morts irakiens. Sans parler des conflits armés en Inde et au Pakistan, en Asie Centrale, du conflit meurtrier entre la Turquie et l’Arménie, des guerres dans les Balkans, des confrontations militaires en ex-Yougoslavie et au Kossovo. Sans parler également des guerres en Amérique centrale et latine. Sans parler des massacres en Afrique, au Congo, en Afrique Centrale avec la guerre civile mexicaine qui a fait plus de 2 millions de morts, au Sierra Leone, au Liberia, en Angola et ailleurs. Il faut aussi inclure dans cette liste non-exhaustive le conflit armé birman, le conflit colombien, la Révolte Oromo en Éthiopie, la guerre civile somalienne, les conflits communautaires au Nigéria, ce qu’on appelle les Insurrection dans la région du Sahel, au Mali, au Tchad, au Niger et en Mauritanie, avec le lourd bilan au Soudan, au Yémen, le conflit en Papouasie occidentale, au Timor et ailleurs dans le monde, avec des bilans allant de 1000 à 50 000 morts par conflits dont les médias du monde ne parlent jamais.
Dans ce sens, toutes les récentes études sur les conflits armés dans le monde ont démontré, sans l’ombre d’un doute, que sur les trente dernières années, le nombre annuel de morts dues aux guerres tend à être inférieur à 100 000, bien que l’on observe une nette recrudescence des violences à partir des années 2010. Cette hausse récente du nombre de victimes est liée aux conflits armés au Moyen-Orient et en Asie centrale, notamment en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Aujourd’hui, depuis 2014, les choses ont empiré.
En 2021, l’UCPD (Uppsala Conflict Data Program) a recensé environ 84 000 décès directement causés par des conflits impliquant au moins un État, la plupart ayant eu lieu au Yémen et en Afghanistan. Avec la survenue de nouveaux conflits armés particulièrement sanglants l’année dernière, dont la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les combats en RD du Congo et le conflit arméno-azéri, il est malheureusement certain que le seuil des 100 000 victimes annuelles a été de nouveau dépassé en 2022. A tous ces chiffres, il faut ajouter les 100 000 morts en Palestine durant les 30 dernières années, sans compter l’actuelle invasion de Gaza, avec plus de 35 OOO nouvelles victimes dont un grand pourcentage d’enfants dépassant les 18 000 enfants tués.
On le voit bien en 7000 ans, les historiens comptent plus de 100 000 conflits intenses qui a précipité tant de pays dans les ruines, tant d’États dans le chaos et des millions d’êtres humains sous terre, dans des fosses communes, dans des charniers faisant de certaines régions des cimetières à ciel ouvert. Dans cette configuration, il faut se résoudre à une réalité historique qui ne souffre aucune ombre : les périodes dites de paix n’ont été que des intervalles d’accalmie entre deux conflits sanglants. La norme dans l’Histoire c’est la guerre. Ce qui domine l’histoire c’est la loi du Talion, c’est le glaive, le sang et la barbarie des humains qui ne reculent devant rien pour exterminer leurs semblables sans pitié et sans remords. Ce qui fait dire à un philosophe qui n’a jamais nourri d’illusion sur la véritable nature humaine qu’ «En cruauté impitoyable, l’homme ne le cède à aucun tigre, à aucune hyène» ajoutant que «L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons d’effroi devant les explosions accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaines de l’ordre légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme».
Alors, qu’est-ce que la guerre : c’est un massacre entre deux peuples qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien entre eux et qui ne se massacrent pas entre eux, laissant les autres le faire à leur place. C’est Paul Valéry qui avait fait cet énoncé, très juste, il faut le souligner. En cela, il faut garder une autre vérité en tête, celle qui nous enseigne que tout homme tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir. Et le pouvoir est cruel. Il aveugle. Il peut même rendre fou. Il ne connaît aucune limite. C’est pour cette raison qu’il faut savoir que «Quand on parle à des gens qui font profession de mépriser la paix, il faut dire que si l’on aime la paix, ce n’est pas par lâcheté», comme le disait à juste titre Raymond Aron. Une paix inatteignable. Une paix qui ne fait pas partie du fondement même de l’humanité. Celle-ci a toujours fonctionné par et dans la violence. Qu’il y ait deux personnes ou dix millions d’individus qui se déchirent, le résultat est le même. La parabole d’Abel et Caïn est riche d’enseignements à cet égard nous disant qu’au début de tous les débuts, deux frères se sont livrés une âpre haine qui a fini par un assassinat : le fratricide. Le mythe nous dit qu’il y a un homme, Adam, une femme, Ève et deux frères. L’un d’eux pense déjà qu’il y en a un de trop. Il décide de l’éliminer. Le reste appartient à l’Histoire.
C’est dire, comme on peut le lire chez Jean Giraudoux que «La paix est l’intervalle entre deux guerres ». Et rien de plus, malgré le fait que la guerre est un mal qui déshonore le genre humain, comme l’écrivait Fénelon dans son « Dialogue des morts ». Sans jamais oublier ceci : «La guerre, l’art de tuer en grand et de faire avec gloire ce qui, fait en petit, conduit à la potence», comme nous l’apprend Jean-Henri Fabre dans ses «Souvenirs entomologiques». Tout comme, l’histoire nous l’a appris quand un homme tue un homme, c’est un assassin et quand un homme donne l’ordre d’en tuer des millions on le nomme conquérant. C’est cela la nature absurde de l’esprit humain. C’est dans ce sens que Tristan Bernard, lui, ironise amèrement : «Un jour on verra surgir à l’horizon des menaces de paix. Or, nous ne sommes pas prêts». Tout comme les réalités du monde actuel nous le montre avec stupéfaction et horreur : «On n’est jamais si éloquent sur la paix que lorsqu’on vient de gagner une guerre». Des victoires qui font que l’Histoire s’écrit toujours aux dépens des vaincus et des opprimés ?
- (Écrivain-journaliste)