Par Abdeslam Seddiki.
L’intervention du Chef du gouvernement devant la Chambre des Conseillers le 19 novembre dans le cadre de l’article 100 de la Constitution relative à « la politique industrielle nationale » est intéressante à plusieurs égards. D’abord, par la richesse des informations qu’elle contient ce dont il faut se féliciter. Ensuite par les perspectives qu’elle nous ouvre pour l’avenir. Enfin par certaines approximations statistiques qui ne sont pas vérifiables ou qui sont en contradiction avec des données publiées précédemment par le gouvernement dans d’autres rapports et documents.
Le Chef du Gouvernement a pris comme toile de fonds de son exposé la réalisation de la souveraineté industrielle. Et pour une fois, il n’était pas avare en chiffres. On peut même dire qu’il en a fait trop, à tel point qu’il devient difficile de le suivre du fait de l’enchaînement des chiffres confondant parfois prévisions et réalisations : que des milliards de DH en investissements ! des milliers de projets en cours ! des centaines de milliers d’emplois ! des zones industrielles partout dont quelques-unes sont encore en friche. On a l’impression que le Maroc est un chantier à ciel ouvert !
Bien sûr, il ne s’agit pas d’être nihiliste et jeter le bébé avec l’eau de bain. Au contraire, il faut se réjouir à chaque fois que notre pays enregistre des avancées dans tel ou tel domaine. A ce titre, il y a de quoi être fier eu égard à ce qui a été réalisé au niveau de l’infrastructure physique comme ports, aéroports et autoroutes, même s’il faudrait aujourd’hui faire profiter aussi les régions périphériques. C’est grâce en partie à cette infrastructure que le Maroc a pu devenir relativement, attractif pour l’investissement étranger qui est à la base, il faut le dire et le reconnaitre, de cet élan industriel.
Notre pays a pris conscience suite à la crise covid de la nécessité de réaliser sa souveraineté économique dont la souveraineté industrielle. A ce sujet, on a lancé le mot d’ordre « produire marocain ». Ainsi, il dispose aujourd’hui d’une banque de données de 1845 projets nécessitant un investissement global de 119 Milliards DH et générant 181 000 emplois directs. Valeur aujourd’hui, 645 projets ont été réalisés avec un investissement de 78 Milliards DH et 89 000 emplois à la clé. On aurait aimé, cependant, que le Chef du gouvernement nous donne des précisions sur ces projets réalisés par secteur d’activité et par lieu d’implantation. En outre, 2012 projets ont été traités par les commissions régionales d’investissement durant le mandat de l’actuel gouvernement avec un investissement, préparez-vous chers lecteurs pour le décollage, de 800 Milliards DH et une création de de plus de 275000 emplois directs ! De son côté, la Commission Nationale d’investissement a approuvé un une année – entre mai 2023 et mai 2024- 140 Milliards DH d’investissement. Cette envolée pour le moins spectaculaire de l’investissement est due essentiellement à l’entrée en vigueur de la nouvelle charte d’investissement. Il faut préciser que la toute petite et moyenne entreprise (TPME) n’a rien vu encore venir. Comme d’habitude, les grands sont servis en priorité. Les petits se contenteraient des miettes.
Pour terminer ce décor, on fait appel à la stratégie Maroc Numeric qui bénéficie d’un budget de 11 Milliards DH entre 2024 et 2026 avec l’objectif de créer 240 000 emplois à l’horizon 2030 et une contribution au PIB de 7%, soit 100 Milliards DH.
On ne peut s’empêcher, nécessairement, de partager la satisfaction du Chef du gouvernement par rapport aux prouesses du secteur automobile, devenu numéro UN en Afrique avec une production de 700000 véhicules en 2023 et 148 Milliards DH à l’export. De même, l’aéronautique attire plus de 150 entreprises. Le textile compte 1500 sociétés et assure près d’un quart des emplois industriels, soit 243000 emplois. Les Industries agroalimentaires (IAA) comptent 200 entreprises employant 200000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires de 185 Milliards DH. Au total, le chiffre d’affaires de l’industrie, évalué à 800 Milliards DH en 2022, a enregistré un accroissement de 22,7% par rapport à 2021.
Après ce vol en haute altitude, l’atterrissage connait quelques problèmes. Les exportations des produits industriels sont évaluées à 377 Milliards DH en 2023, soit le double par rapport à 2015 (année de lancement du Plan d’accélération industrielle). Ces exportations représentent 87 % des exportations globales du pays !! Aucun Economiste sensé n’ose croire à ce chiffre. Par quelle gymnastique intellectuelle le gouvernement a-t-il procédé ? Nous avons essayé de comprendre l’origine de ce « biais statistique » en revenant au rapport annuel de l’Office des changes sur le commerce extérieur pour l’année 2023. Selon la conception communément admise de l’industrie, les exportations du secteur s’élèvent à 249,5 Milliards DH, soit 58% des exportations globales. Aussi, en se référant à un document émanant du Ministère de l’économie et des finances et distribué aux parlementaires, la part de l’industrie dans le PIB a stagné autour de 15 % durant toute la période 2015-2023. Sur cette base, la production industrielle (exprimée par la valeur ajoutée) serait de l’ordre de 210 Milliards DH !! Même en supposant une contribution de l’industrie au PIB national de 20%, on arrive à une valeur ajoutée industrielle de l’ordre de 280 Milliards DH.
Cette bévue statistique s’expliquerait également par l’adoption d’une conception extensive de l’industrie qui regrouperait l’industrie extractive et éventuellement l’artisanat. C’est une question en dernière instance de méthode. Et pourtant, les secteurs véritablement industriels ont été bien identifiés dans l’exposé du Chef du Gouvernement : l’automobile, l’aéronautique, l’électronique, le textile, les Industries agro-alimentaires…L’industrie est une transformation de la matière première en produits finis. Elle englobe également « l’industrie industrialisante » à savoir les biens d’équipement. Les biens intermédiaires en sont exclus.
Au-delà de cette polémique sur les chiffres, le processus d’industrialisation tel qu’il se déroule mérite un examen en profondeur pour voir ses effets sur la société et son impact sur la culture entrepreneuriale. S’agit-il d’un processus intégré et intégrateur ou d’un ensemble d’activités disparates ? Quelle est la place de la bourgeoisie marocaine, appelée également « bourgeoisie nationale » dans cette dynamique ? Quels sont les effets d’entrainement de cette industrialisation tant en amont qu’en aval ? Ce sont autant de questions et de problématiques qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement.