Certains disent qu’il s’agit d’un échec total, d’autres considèrent qu’il a pu accélérer la cadence des réformes politiques. Peu importe ! En fait, comme le souligne l’économiste et l’écrivain, Mohammed Ennaji, «le 20 février, ce n’est pas seulement un mouvement social, c’est une remise en mouvement de la société, un re-déclenchement de sa dynamique». Il s’agit plutôt d’un rappel à l’ordre du politique, déclare-t-il avec insistance.
Il faut dire, qu’on le veuille ou non, que cette dynamique a grandement influencé l’agenda du pouvoir politique. Un pouvoir, qui plus ou moins, ne se suffit plus de lui-même et ne s’exerce plus en tant qu’essence. De surcroit, cette dynamique a engendré une « situation de réforme » et a contribué à la mise en place d’un nouveau texte constitutionnel, explique pour sa part, le politologue, Hassan Tariq. Abondant dans le même ordre d’idées, Hassan Tariq met l’accent sur le fait que « 20 février », exprime une volonté de la rue de s’approprier la « politique » par le bas et traduit un engouement des jeunes pour la politique. Il s’agit, en fait, d’une vision « bottom- up» de l’action politique, explique-t-il. Cela étant, Le «20 février est l’expression de toute la société et reflète les revendications de toutes les catégories sociales de la société marocaine.
Cependant, il ne faut pas croire que la parenthèse du Mouvement 20 février est fermée. Loin s’en faut ! Les revendications portées haut et fort par les protestataires sont toujours d’actualité, à commencer par la revendication récurrente relative à la dignité et sa version négative «Al-hogra», à la marginalisation, à l’exclusion sociale, estime le sociologue Abderrahmane Rachik.
Abderrahmane Rachik : «Le Mouvement 20 février a réussi à accélérer la réforme constitutionnelle»
Sociologue et Urbaniste marocain, Abderrahmane Rachik auteur du livre «L’Etat contre la société : mouvements sociaux et stratégie de la rue au Maroc», considère que la gestion politique du Mouvement par les différents appareils de l’Etat était plutôt intelligente dans la mesure où les interventions répressives violentes des forces de l’ordre étaient fort limitées ; le Mouvement et sa gestion politique étaient plutôt pacifiques. Selon notre sociologue, la réaction politique immédiate du pouvoir central en annonçant la réforme constitutionnelle en mars 2011 a désorienté et démobilisé certains protestataires…
Al Bayane : peut-on dire que le mouvement 20 février constitue un moment de réconciliation des jeunes avec l’action politique ?
Abderrahmane Rachik : Non, on ne peut pas dire cela. C’est une idée répandue par la presse et les mass-médias d’une manière générale, et par certains universitaires et partis politiques qui étaient, au début, très enthousiastes par l’émergence d’un mouvement protestataire. Certes, il y avait à l’origine du Mouvement du 20 février des jeunes proposant des plates-formes revendicatives, à « aimer » sur Facebook. Il faut savoir que juste avant le 20 février, c’est-à-dire à la veille du lancement des manifestations, l’un des leaders facebookiens, Rachid Antide, s’est retiré en appelant à ne pas participer à cette manifestation qui allait mener le pays vers l’inconnu. Au même moment, interviennent les professionnels de la politique, les militants, jeunes et vieux, islamistes (PDJ à travers le mouvement Baraka et Al- Adl wa al-Ihssane), et modernistes. D’autres organisations syndicales et politiques… interviennent et soutiennent également le Mouvement, parfois d’une manière peu visible.
En pleine mobilisation sociale menée par le Mouvement du 20 février, une enquête menée du 21 mars au 05 avril 2011, par le Haut-commissariat au Plan (HCP) sur un échantillon de 5.000 jeunes marocains âgés de 18 à moins de 45 ans, indique que les jeunes déclarent accorder peu d’intérêt à la chose publique. Seuls 1% des jeunes adhèrent à un parti politique, 4% participent aux rencontres de partis politiques ou de syndicats, 1% sont membres actifs d’un syndicat, 4% participent à des manifestations sociales ou grèves et 9% participent à des activités de bénévoles. En outre, 36% participent aux élections de façon régulière et 14% de façon non régulière.
Ce retrait de la population de la vie publique se manifeste également dans les dernières élections communales et législatives. Elles révèlent la fissure existante entre les représentants des populations et les habitants, plus particulièrement ceux des périphéries des grandes villes.
Dans votre livre « La société contre l’Etat », vous dites que le Mouvement 20 février ne répond pas à la définition classique du mouvement social. Pouvez-vous nous expliquer davantage ?
C’est vrai que la littérature sociologique définit le mouvement social comme une action collective ayant pour objet des revendications principalement d’ordre social. Ceci ne veut absolument pas dire qu’il y a des frontières entre le social et le politique. Le mouvement social a aussi pour fonction d’exercer une pression sur le pouvoir politique. Mais quand on se penche sur le cas du Mouvement du 20 février, deux remarques importantes surgissent : les acteurs du Mouvement sont plutôt des acteurs politiques (Al Adle wa al Ihssane, une fraction du PJD menée par l’actuel ministre de la Justice, Annahje addimpcratti, Attaliaa, PSU, l’AMDH, Jeunesse Ittihadiya….) dont le poids politique change selon les villes ; Tanger n’est pas Casablanca, et Nador n’est pas Rabat ou Salé.
Le second point est relatif aux slogans consensuels qui mobilisent les protestataires : ils sont foncièrement d’ordre politique. Les revendications des jeunes facebookiens deviennent fortement politiques. Elles touchent le cœur du pouvoir monarchique en mettant en cause la sacralité de la monarchie. Les jeunes meneurs réclament un nouveau statut pour le Roi (qui règne sans gouverner), une nouvelle Constitution, la dissolution du parlement et du gouvernement, la lutte contre la corruption, etc.
Selon vous, pourquoi le Mouvement 20 février a-t-il échoué à mobiliser les masses urbaines ?
Le Mouvement mobilise de moins en moins les masses urbaines pour plusieurs raisons : d’abord un mouvement ne peut mobiliser éternellement les mécontents chaque wee-kend, ce n’est pas facile ni matériellement, ni physiquement, ni moralement… Le Mouvement s’essouffle progressivement pour ne pas dire se banalise, et par conséquent, se radicalise au fur et à mesure qu’il mobilise de moins en moins les mécontents.
Secundo, la gestion politique du Mouvement par les différents appareils de l’Etat était plutôt intelligente dans la mesure où les interventions répressives violentes des forces de l’ordre étaient fort limitées ; le Mouvement et sa gestion politique étaient plutôt pacifiques. L’Etat interdisait à plusieurs reprises à certains jeunes de manifester pour soutenir la monarchie, de manifester contre le Mouvement du 20 février ou d’entraver l’organisation des actions collectives de ce dernier. Troisièmement, la réaction politique immédiate de la monarchie en annonçant la réforme constitutionnelle en mars 2011. L’annonce de cette réforme politique a désorienté et démobilisé certains protestataires. Puis l’Association d’Al-adle wa al-ihssane commença à doser sa participation dans le Mouvement pour ne pas être trop visible dans l’espace public.
Pourquoi dites-vous dans votre livre que le retrait d’Al adl Wal Isshane après la formation du nouveau gouvernement conduit par le PJD, a porté un coup dur au mouvement ?
Les acteurs composites naviguaient à vue en tentant de maintenir un équilibre fragile entre plusieurs mouvements politiques trop hétérogènes qui traversaient le Mouvement du 20 février.
Le Mouvement du 20 février ne mobilisait plus beaucoup de monde vers la fin de l’année 2011. L’Association d’Al-Adle wa al-Ihssane commença à doser sa participation dans le Mouvement pour ne pas être trop visible dans l’espace public. Ce processus l’a contraint à se retirer complètement des manifestations organisées par le Mouvement.
La publication du manifeste d’Al-Adle wa al-Ihsane, en décembre 2011, annonçant son retrait du Mouvement du 20 février, correspond à l’avènement d’un nouveau gouvernement dirigé par un «islamiste modéré» (Abdelilah Benkirane du PJD). Le manifeste justifie son retrait par l’existence de certains acteurs qui insistent pour imposer un plafond déterminé de revendications (faisant allusion à la revendication de la monarchie parlementaire.) Le Mouvement du 20 février, selon le manifeste, ne joue plus son rôle de pression. Il devient, selon les dires d’Al-Adle wa al-Ihsane, un espace de défoulement de la colère populaire et un moyen de règlement de comptes avec des adversaires fictifs.
La faiblesse de la mobilisation des masses depuis la fin de l’année 2011, conduit le Mouvement du 20 février à suivre un processus de radicalisation, dans ses slogans et dans ses actions collectives. Il commence par déplacer les manifestations du centre-ville vers les périphéries en espérant une adhésion des catégories sociales modestes et défavorisées. Mais en vain.
Dans l’une de vos déclarations à la presse, vous avez souligné en substance que «le Mouvement 20 février est un échec, mais son esprit est toujours là». Cela signifie-t-il que ces revendications sont toujours d’actualité et qu’elles pourraient aussi constituer une source de mobilisation pour d’autres protestations qui pourront voir ultérieurement le jour ?
D’abord, le Mouvement a réussi à accélérer la réforme constitutionnelle en mettant en cause la sacralité de la monarchie et le statut hégémonique du Roi dans le système politique. Et comme vous le dites, toutes les revendications du Mouvement sont d’actualités et portées par d’autres mouvements protestataires, à commencer par la revendication récurrente relative à la dignité et sa version négative «Al-hogra», à la marginalisation, à l’exclusion sociale, etc.
Khalid Darfaf