Par: Jacques Alessandra
Si pour un poète, refuser d’écrire son deuil serait le nier, pour un critique, se refuser d’en parler serait le nier encore. Un chant dans l’étroitesse des jours (Éditions Al Manar, septembre 2017) de Hassan Wahbi est justement de ces recueils qu’aucun auteur, comme on peut le lire au dos de la couverture, ne souhaite devoir écrire et dont personne, ajouterais-je, n’aimerait parler.
Sa beauté poignante va bien au-delà de toute convention. Il s’agit d’un poème mémorial, écrit dans une langue rare, à la fois intense et épurée, où chaque mot, chaque blanc, le moindre signe traque et resserre un peu plus la mémoire du fils «soudainement changé en météore». Ainsi tout l’ouvrage évoque-t-il un corps neuf, béant, intermédiaire, «où respirent ensemble/l’absence et la présence». S’y impose et implose une voix silencieuse, presque muette, née d’un souffle retenu et d’une noblesse intime, à mi-chemin de la stupeur et de la douleur, de l’acceptation et de l’apaisement. Car passé « le choc de l’abomination », que faire sinon continuer de vivre et de survivre, à perpétuité.
Et si la souffrance, dit-on, a toujours besoin de s’exprimer, il reste au poète la possibilité de l’intégrer à son écriture, dans la seule évidence de l’impensable, dans la seule idée de «donner une chance à la mort» pour faire revivre l’absent. La parole poétique devient alors errance intérieure, succession de moments tremblés, à la fois fragmentation et fluidité d’un chaos, réinventant jusqu’à la vie dans le tutoiement d’un dialogue entre deux silences, dans le hors-lieu et le hors-temps d’une existence vide, suspendue à des traces, en quête d’ombre. Très vite le monde se renverse. L’expérience de «la toute absence» conduit infailliblement au dérèglement et à un nouvel ordre des choses où «devenu le fils du fils », le père hérite de son propre enfant pour entrevoir une nouvelle voie dans «l’engendrement de l’engendrement» et permettre ainsi au disparu de renaître à lui-même « dans des saisons impossibles».
L’illustration de couverture de Diane de Bournazel est fascinante de connivence. Juste nuancée de blanc, de noir et de gris, elle ouvre un chemin de lecture dans la délicatesse d’un regard endormi. À l’image même du poète modulant sa douleur. Oui, avec cet ouvrage, Hassan Wahbi confirme une nouvelle fois la plus haute estime qu’on peut avoir de la création littéraire. Qu’elle soit, comme il le dit lui-même, «hors volonté poétique» ou sans «effet de littérature», elle est décidément ce lieu de tous les impossibles sans lesquels il n’y aurait pas d’art possible.