La réforme du droit de l’héritage est-elle possible au Maroc? La réponse ne peut être qu’affirmative ont souligné les participants à une journée d’études, organisée, mercredi 10 janvier, à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à Casablanca.
Il est certes que la société marocaine a connu des mutations profondes voire structurelles ces dernières décennies, pourtant cela ne s’est pas été traduit au niveau de la législation qui devait en principe se mettre au diapason des temps modernes, alors que la loi suprême du pays a posé les jalons nécessaires pour la consécration de l’égalité et de la parité entre les deux sexes.
En fait, selon les participants, la discrimination à l’égard de femme est due à plusieurs mécanismes générateurs, qui sont, d’ailleurs, d’ordre politique, économique, social et même psychologique.
Autrement dit, les facteurs de blocage pour l’entame d’une véritable réforme du statut de la femme notamment en matière du partage de l’héritage sont considérables pour ne pas dire rédhibitoires. Il faut dire que la problématique de l’héritage demeure encore un sujet tabou dans une société qui a la peau dure et qui défend encore une vision aussi bien passéiste que désuète. D’où la nécessité de briser le cercle dogmatique instauré par les Fuqahâ, qui prétendent qu’ils sont les seuls qui détiennent la vérité de l’herméneutique coranique. Or, en réalité, la légitimation de leurs interprétations des textes religieux a conduit à des effets pervers sur le système social.
L’héritage, un jeu d’équilibre délicat
En plus, la problématique de l’héritage va au-delà de l’aspect religieux, «car elle débouche sur plusieurs questions de fond qui portent sur tout le fonctionnement social et soulève également la question du rapport au pouvoir et par conséquent celle de la citoyenneté, condition sine qua non d’un Etat moderne», comme l’a souligné Siham Benchekroun, docteur en psychologie et militante pour les droits des femmes. Pour elle, «la solution consiste à mettre en place une démarche pluridisciplinaire visant à une remise en cause totale d’habitudes installées dans la conscience individuelle et collective», avant d’insister sur le fait «les sociétés qui progressent sont celles qui identifient leurs dysfonctionnements et y répondent de façon responsable et démocratique».
Même son de cloche chez Hakima Fassi Fihri, professeur du droit de la famille à l’université internationale de Rabat, considérant que la problématique du partage de l’héritage fait partie d’un jeu d’équilibre délicat». Ainsi, la question qui s’impose avec acuité porte essentiellement sur la formule avec laquelle on doit procéder pour amender la Code de la famille, surtout lorsque l’on sait que l’Etat a érigé l’Islam en religion officielle au moment où la société a connu une mutation profonde marquée de plus en plus par un rôle indéniable de la femme dans les champs politique, économique et social. A l’en croire, le taux de présence de la femme marocaine sur le marché du travail avoisine les 30% et demeure l’un des taux les plus élevé dans le monde arabe. Sans oublier que le Maroc a réalisé un grand pas en avant pour la consécration des droits des femmes et ce en adoptant un texte juridique très avancé, en l’occurrence le Code de la famille, toutefois, il reste beaucoup à faire en ce qui concerne la question d’héritage. Et pour cause, «le principe de la prise en charge des femmes par les hommes de leur famille, érigés comme règle sociale incontournable durant des siècle, est en voie de disparition», a-t-elle déclaré avec insistance.
L’éducation, priorité des politiques publiques
Sur un autre registre, Fouzi Mourji, professeur d’économétrie appliquée à la FSJES à Casablanca s’est livré dans son intervention aux facteurs déterminants de la situation économique de la femme en comparaison avec celui de l’homme. Selon lui, la variable sexe nous renseigne que le taux d’analphabétisme est plus élevé chez les femmes que les hommes, soit respectivement 42,1% et 22,2%. Encore plus, il est désolant de constater que la baisse du taux d’analphabétisme entre 2004 et 2014 a été plus marquée chez les hommes que chez les femmes, soit respectivement 3,2% et 2, 6% en moyenne annuelle. Cela étant dit, «la dynamique inégalitaire s’accroit au détriment des femmes», a-t-il noté. Abondant dans le même ordre d’idées, Fouzi Mourji fait remarquer que dans une société dominée par un système patriarcale, les femmes divorcées (46%) sont de plus en plus contraintes à chercher du travail. En termes plus clairs, la pauvreté constitue une variable déterminante dans la recherche de l’emploi. Autre point non moins important évoqué par le professeur Mourji, celui «des femmes sans diplômes qui subissent plus de discrimination sur le marché du travail avec un salaire généralement inférieur de plus de moitié à celui des hommes». Pour pallier cette situation, le conférencier plaide pour le rôle central de l’éducation, qui doit être érigée en priorité dans les politiques publiques.
Quatre postures face à l’héritage
Sur un autre registre, Jamal Khalil, professeur de sociologie à la faculté des Lettres de Casablanca, a axé son exposé sur ce qu’il a désigné par «les quatre types de postures face à l’héritage».
La première posture, qui est masculine, «consiste à légitimer une position inégalitaire par rapport à l’héritage et aussi rejeter toutes les attitudes égalitaires. Il s’avère, en outre, que parfois l’injonction coranique n’est pas du tout respectée».
La deuxième posture, qualifiée de féminine, consiste à accepter une situation d’injustice et ce par peur d’être bannies de l’entourage familial.
La troisième attitude, toujours féminine, réside dans la remise en cause de cette situation inégalitaire. «Cette posture implique l’entrée en conflit avec les différentes composante de la famille, voire avec la société».
Enfin, il y a une posture plus innovante voire moderne où les deux sexes trouvent un modus vivendi, à travers la mise en place d’une solution égalitaire à la question de l’héritage. Pour le professeur, la vision selon laquelle que «l’homme à plus de bien et à la femme plus de protection», semble caduque et obsolète. Et de souligner que la génération actuelle est dans l’obligation d’agir afin de prendre son destin en main, sinon «on continuera à reproduire les mêmes schémas qui ont précédés», a-t-il conclu.
L’héritage, une affaire de tribunaux !
Par ailleurs, Youssef Kellam, docteur en religions comparées, estime, pour sa part, que la jurisprudence dans l’interprétation des textes religieux, est une nécessité impérative, et qu’aucun ne peut prétendre le contraire. Aussi, les textes fondateurs régissant la question de l’héritage sont très limités et ne sont point d’ordre général. En termes plus clairs, à la lecture du Coran, on ne trouvera que trois textes ayant fixé les parts de l’héritage. « Les textes au nombre très limités ne pouvaient contenir toutes les formes de succession évoqué par les fouqahas», a-t-il noté, tout en soulignant que l’ijtihad exige que la règle juridique devrait prévaloir en tant que priorité le contexte et les coutumes régissant la société. Et ce n’est pas tout. Le chercheur a évoqué la question du Taâsib dans l’héritage.
Il s’agit d’un concept qui a fait ses temps, car l’Aâsaba est tributaire de la responsabilité matérielle du mâle, or aujourd’hui la société a une tendance de plus en plus individualiste et selon le fiqh « une disposition est tributaire de sa cause sinon sans quoi elle s’annule», a-t-il fait savoir. Bref, «l’instauration de la justice au sein de la société relève de la compétence de l’Etat et en particulier de l’autorité judiciaire, qui est la plus habilité à même de mener à bien cette mission», a conclu Youssef Kellam.
Khalid Darfaf
Ils ont dit
Hakima Fassi Fihri, juriste : «Encourager le débat au sein de la société »
…si les règles en matière d’héritage demeurent les mêmes de nos jours, quatorze siècle après l’avènement de l’islam, il est difficile de nier que l’état d’esprit de solidarité, notamment le principe de la prise en charge des femmes par les hommes de leur famille, érigés comme règles sociales incontournables durant des siècles, sont en voie de disparition dans la société marocaine contemporaine. Le sens de la démocratie moderne est de permettre la rencontre des points de vue, même contradictoires. Il serait donc souhaitable, en demeurant avec la ligne l’identité plurielle du Maroc, d’encourager le débat au sein de la société marocaine pour trouver des solutions nouvells et adaptées à la situation des femmes en matière d’héritage.
Jamal Khalil, sociologue : «Ne plus reproduire les schémas qui nous ont précédés»
A un moment donné, une génération devra prendre la responsabilité d’infléchir la tendance. En ramant à contre-courant, en répartissant de façon égalitaire des biens à la génération suivant, alors même qu’on vit dans une société inégalitaire. Tant qu’aucune génération ne réagit, on continuera à reproduire les schémas qui nous ont précédés. Comme dans une sorte de jeu à somme nulle ou chaque tour de jeu correspondrait à une génération et où celle-ci redistribueraient les cartes de la même façon qu’elles lui furent distribuées. Ob favorisera alors, à chaque fois les garçons par rapport aux filles.
Fouzi Mourji, économètre: «L’éducation accroit les chances de développement»
Il nous est alors apparu que l’éducation c’est un levier bien identifiable, sur lequel peuvent agir les décideurs. Soulignons que ses effets vont au-delà d’une meilleure égalité et redistribution des chances. Ils concernent aussi les chances de développement global de notre pays : Il a été relevé ; par plusieurs travaux, que l’éducation également le futur des nations, dans la masure ou l’éducation des femmes améliore, accroit la scolarisation puis les performances scolaires des enfants et, au-delà, la productivité et les chances de développement.
Fatiha Daoudi, juriste : «Mettre en œuvre les principes constitutionnelles»
La mutation sociétale doit nécessairement être prise en compte dans l’évolution des règles successorales qui sont le reflet d’une périodicité. Le fait qu’elle soit encore ignorée, ne fera que contribuer à la précarité économique des femmes. La mise en adéquation du droit successoral avec la structure sociétale marocaine actuelle est possible par l’Ijtihad, dans un cadre religieux ou alors par la revendication de la mise en œuvre des principes constitutionnelles et de la primauté des lois internationales dûment ratifiés.
Youssef Kellam, théologien : «La réparation de l’héritage doit être déléguée au tribunal»
Nous proposons que la réparation de l’héritage soit déléguée au tribunal, à condition que celui-ci s’informe sur l’état des héritiers. L’instauration de la justice entre les gens ne doit plus être délégué aux individus, et l’Etat doit intervenir pour prendre les mesures juridiques provisoires garantissant la justice, pour préserver les droits et prendre fait et cause pour les victimes d’injustice. L’appareil judicaire serait le plus habilité à accomplir cette tache. La répartition des successions doit, par conséquent, être dévolue aux tribunaux et aux juges et non aux individus. Le tribunal doit donc être doté d’une plus grande autorité pour œuvrer à faire parvenir les droits à qui de droit…
Abdelouahab Rafiki : «Entreprendre une nouvelle lecture des textes religieux»
La situation de la femme dans la société a en effet connu une transformation culturelle, économique, sociale, politique et juridique que nul ne peut contester. La société est-elle s’est transformé elle-même, s’est transformé au niveau économique, social, sociologique et culturel ce qui a affecté sa structure et changé nombre de ses systèmes. Aujourd’hui, nous vivons à l’ère de la famille nucléaire…La femme assume des responsabilités, occupe des hautes fonctions, participe à la gestion des dépenses du foyer et s’engage sérieusement dans le processus du développement. On ne peut pas nier toutes ces transformations et refuser d’entreprendre une lecture des textes conformément à toutes ces nouvelles donnes.