«Ce retard a un sens politique et idéologique»

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Pour Ahmed Boukous, recteur de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), le retard accusé en matière de promulgation des lois organiques relatives à l’amazigh « a un sens politique et idéologique ». Il estime d’ailleurs que «le rejet du choix de la graphie tifinaghe est, de l’avis de certains observateurs, un prétexte pour justifier le blocage du processus de mise en œuvre du caractère officiel de l’amazighe ». Concernant le projet de loi organique relatif à la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine, celui-ci est lui aussi bloqué au niveau du Parlement… « pour des raisons que la Raison ignore », affirme-t-il. Quid de l’avenir de l’IRCAM après la création de ce conseil ? Le recteur affirme que l’institut gardera ses prérogatives académiques, mais perdra ses missions à caractère stratégique (consultation, avis, représentation, etc.) et peut-être aussi son autonomie administrative.

Al Bayane : Le retard pour la promulgation des lois organiques relatives à l’amazigh a dépassé cinq ans, ce qui est anormal pour beaucoup d’activistes et acteurs amazighs. A votre avis, quelles sont les véritables raisons de ce blocage ?  Le gouvernement est-il le seul responsable de ce  retard?

Ahmed Boukous : Je ne peux répondre à cette question avec certitude. On peut cependant émettre des hypothèses sur le blocage au niveau du parlement. Ainsi, on pourrait penser aux partis qui n’étaient pas d’accord avec l’officialisation de l’amazigh; à ceux qui n’étaient pas d’accord avec le choix de la graphie tifinaghe ou encore à ceux qui ne sont pas d’accord avec le choix de l’amazigh standard. On peut dire qu’il existe aussi un courant qui rassemble les trois précédents et qui est opposé à l’amazigh standard officiel écrit en tifinaghe. En tout cas, il est évident que ce retard a un sens politique et idéologique.

C’est vrai que les députés sont invités à accélérer la cadence pour adopter les textes. Mais, pensez-vous que le gouvernement et le pouvoir législatif ont «le courage» et la « volonté » politiques?

Je ne préjuge de rien. La Constitution a dit son dernier mot: l’amazigh est une langue officielle aux côtés de l’arabe.  Un point, c’est tout ! Et quand on est un citoyen démocrate,  on s’incline devant la Constitution qui a reçu l’assentiment de 98.5% des voix exprimées.

Parmi vos priorités en matière de mise en œuvre de l’officialisation de l’amazigh, figure l’enseignement de cette langue. Or, depuis 2011, la généralisation de l’enseignement a connu une régression «inexplicable». Pourquoi, à votre avis?

La régression de l’amazigh est tout à fait explicable. Elle se remarque au niveau de la diminution des effectifs des élèves apprenant l’amazigh, du nombre d’enseignants de l’amazigh, des inspecteurs, des écoles et des classes, et l’annulation des sessions de formation continue…Cette diminution s’explique par le désengagement des autorités qui ont en charge l’enseignement et l’éducation. Pourquoi ce désengagement? « On attend les lois organiques », disent ces autorités. C’est le cercle vicieux dont souffre l’enseignement de l’amazigh.

Dans vos interviews, vous dites que la langue amazighe est aujourd’hui prête à jouer pleinement son rôle dans tous les domaines. Comment expliquez-vous alors que certains regrettent l’usage de tifinaghe et qui, selon  eux, a freiné le développement et le rayonnement de l’amazigh?

Le rejet du choix de la graphie tifinaghe est, de l’avis de certains observateurs, un prétexte pour justifier le blocage du processus de mise en œuvre du caractère officiel de l’amazigh. La graphie est en principe un outil permettant d’écrire une langue ; aucune graphie n’est parfaite en soi. On choisit celle qui permet d’écrire une langue donnée de façon exhaustive, économique et cohérente. Jusqu’à preuve du contraire, dans le cas de l’amazigh, la graphie tifinaghe répond à ces critères. Seulement, on investit dans l’écriture de mythes, croyances, d’imaginaire, de représentations, d’attitudes, de positionnements idéologiques, politiques… ce qui biaise le débat et obscurcit la vision. Dans ces cas-là, c’est l’autorité étatique qui décide. Or, le Chef de l’Etat marocain, en l’occurrence S.M. le Roi Mohammed VI, a donné son approbation pour faire de tifinaghe la graphie officielle de l’amazigh, ceci en 2003.  Alors, pourquoi reprendre le débat aujourd’hui sur tifinaghe alors que la loi organique concerne le processus d’officialisation et d’institutionnalisation dans sa globalité ? Blocage!!

Comment voyez-vous l’avenir et le devenir de l’IRCAM après la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine?

Le projet de loi organique relatif à la création du Conseil national des langues et de la culture marocaine est lui aussi bloqué au niveau du Parlement… pour des raisons que la Raison ignore. Selon le projet élaboré par la Commission spéciale, ce Conseil comprendra l’IRCAM (qui fonctionne depuis 2001), l’Académie de la langue arabe (créée en 2000 mais qui est restée lettre morte), la/les institutions qui auront en charge les autres expressions langagières nationales et celle qui s’occupera des expressions culturelles. Sur ces dernières institutions, le projet de loi reste vague. L’IRCAM au sein du Conseil ? il gardera ses prérogatives académiques et perdra ses missions à caractère stratégique (consultation, avis, représentation, etc.).  L’IRCAM  continuera-t-il  à jouir de l’autonomie administrative? Pas sûr, puisque à sa tête, il y aura, non plus un recteur (équivalent de président d’université), mais un directeur subordonné au président du Conseil. Sera t-il encore autonome sur le plan financier? Pas sûr puisqu’il verra sa trésorerie fondue dans le budget du Conseil.  Le sera-t-il sur le plan logistique? Pas sûr non plus, puisque tous ses biens seront récupérés par le Conseil. Situation bien triste à vrai dire!

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