Effondrement

Par Abdelhak Najib*

Quelqu’un m’a dit hier : «Qu’est-ce qui a changé pour toi, puisque tu as toujours été, d’une manière ou d’une autre, un personnage confiné. Tu as toujours eu le moins de contact possible avec les autres, presque toujours chez toi en train de lire, d’écrire, de regarder des films ou de prendre des notes pour des articles, des chroniques ou de futures publications ?» C’est si vrai. J’ai depuis quelques années le moins de commerce possible avec les autres. J’ai choisi méticuleusement, avec quelques erreurs, qui fréquenter.

Je suis sorti le minimum possible juste pour faire mon travail et rentrer chez moi me retrouver et retrouver ma fille, mes frères et ma sœur et la femme que j’aime quand on peut être ensemble. Confiné ? Oui, je l’ai été, et ce, depuis de longues années. Pour des raisons diverses. Un monde qui ne me plait pas du tout. Une société souvent fausse et hypocrite.

Des formes de réalités factices et coupées de l’essence humaine. Beaucoup de futilité. Un étalage malsain des apparences. L’emploi systématique de masques pour chaque situation humaine. Ce qui n’est pas mon cas. J’ai un visage et je l’assume. Et comme l’avait dit De Vinci : «À partir de l’âge de 40 ans, un homme est responsable de la gueule qu’il affiche». Il est aussi responsable de ses valeurs humaines. Mais comment l’être et le demeurer dans un monde qui s’effondre ? Certes, j’ai été dans un confinement libre et choisi, mais aujourd’hui, je le suis par obligation, par nécessité, par responsabilité à l’égard de la société où je vis.

Cette solitude forcée s’est révélée, très vite, salutaire. J’ai dit plus haut que nous vivons dans un monde où les masques peuvent même être interchangeables. Sauf que le cas échéant, chacun utilise son masque pour se cacher et cacher qui il est, à un moment de l’histoire où chacun de nous se doit de se révéler d’abord à lui-même.

Le connais-toi, toi-même de ce cher Socrate martèle sur de nombreux fronts habitués au subterfuge, à la vraisemblance, aux effets de manche, à l’inadéquation avec ces propres propos comme de nombreux plumitifs qui nous fourguent en ce moment, à coups de leçons de morale éculées et surtout d’une extrême fadeur, des fadaises anachroniques.  Aujourd’hui, avec cette pandémie, qui restera dans les annales de l’Histoire humaine, comme l’une des plus grandes catastrophes dont on n’est pas encore sorti (et peut-être qu’on n’en sortira pas, en tous cas, pas comme beaucoup-trop-nombreux le pensent), il faut, au contraire tomber les masques. Il faut s’en débarrasser.

Il faut avoir la force et le courage de les jeter pour se regarder dans un miroir dont la réflexion doit être vérifiée au préalable ; c’est-à-dire, un reflet sans compromis et sans lifting de façade. À bas les masques quand on est sommé d’en porter un pour des raisons sanitaires. À bas les masques quand la bavette reste l’unique rempart entre la survie et l’écroulement.

À bas les masques, quand il faut faire le solde de tous comptes de sa vie et de sa place au sein d’une communauté. À bas les masques quand les faux-semblants ne servent plus à rien. Le moment que nous traversons tous, sur toute la planète, atteste d’une seule et unique vérité : l’effondrement d’un monde et la naissance d’un autre.

Ceux qui passeront le cap pour l’univers qui est déjà en passe de prendre place, devront opérer de véritables transmutations pour ne pas se jeter dans ce qui est une deuxième chance avec les mêmes scories, le même fatras de débilités, la même futilité, les mêmes mensonges, la même crasse intérieure qu’aucun vaccin ne peut nettoyer. Car, c’est de cela qu’il s’agit : il y a cet avant-pandémie que nous sommes en train de gérer, avec toutes les approximations humaines que l’on connait. Et il y a l’après-pandémie, qui relève de l’inconnu.

Car le monde tel qu’on l’a connu jusqu’à fin janvier 2020 n’existe plus. Il a disparu. Il s’est effondré. On en voit déjà les ruines, strates après strates. Ceux qui ne le voient pas ont choisi de rester calfeutré dans une vision confortable attestant de la fatalité que tout ira bien, dans le meilleur des mondes. Il n’y a plus de meilleur des mondes. Il y a un seul monde. Celui qui prend place aujourd’hui. Un monde dont on ignore tout. Un monde encore invisible, tout comme le virus qui a achevé l’ancien.

Pouvons-nous en définir quelques contours aujourd’hui ? Absolument. C’est un nouveau monde qui naît sur des vestiges immenses. D’abord un monde économiquement fragilisé, pour ne pas dire asphyxié. Des finances mondiales au plus bas, cela veut dire une seule et unique chose : crise mondiale majeure.

Face à celle qui se projette dans quelques mois, celle de 2008 et celle, encore plus cruelle, de 1929, sont des essais ratés. Dans les mois qui viennent, nous serons dans le vif du sujet. Des dépenses par nation qui dépassent tous les calculs et toutes les prévisions. En retour ? Des États aux abois. Pour certains pays, ce ne sera pas une marche au ralenti. Mais un arrêt total. Dépôt de bilan. Les clefs sous le paillasson. On ferme boutique. La fin. Qui dit crise monétaire majeure dit crises sociales en rafale. Crises politiques fatales.

Crises humaines sans retour. Il y a de cela des décennies qu’on parle des réfugiés climatiques. Dans les mois qui se profilent, les réfugiés de la famine, les exilés forcés, les fuites vers des terres moins ravagées par l’après-pandémie mettront la terre à plat. Ce n’est pas là un scénario catastrophe concocté dans un bureau avec superbe vue sur les hauteurs de Mulholland Drive.

Loin de là. C’est la vraie vie dans toute sa misère, sans espoir de Happy End. Voici le monde qui nous attend : plus de famine, plus de chômeurs (ils se comptent déjà, partout dans le monde par centaines de millions), plus de pauvres, plus de morts. Dans cette configuration, d’ailleurs décrite par de nombreux analystes crédibles (pas tous les scribouillards qui surfent mal sur une vague qui a déjà des allures de tsunami géant), les ressources naturelles, déjà faibles s’amenuisent. Les denrées alimentaires ne suffiront plus à nourrir près de 8 milliards d’êtres humains. L’eau, qui manque cruellement dans de nombreuses régions du monde, a déjà plus de valeur que le pétrole.

On le savait depuis plusieurs années, les prochains conflits majeurs auront pour cause l’eau et le pain. Et c’est exactement ce qui manquera dans les prochaines années. Ici, on ne parle pas de prévisions pour un siècle, mais pour les dix, les vingt prochaines années. Autrement dit, vous et moi, si nous n’avons pas sombré avant, on le verra et on le vivra dans l’os. Certains chercheurs n’ont pas cessé depuis plus de 20 ans de crier que la planète ne peut pas nourrir plus de 3 milliards d’humains. Il y en a cinq de trop.

Comment rééquilibrer tout cela ? Quelle est la bonne équation ? A vrai dire, celle-ci est à zéro inconnue. On connait la chanson sans avoir fini les paroles. Il y a deux cas de figure pour un rééquilibrage de la planète. Soit une troisième guerre mondiale qui redistribuera les cartes, et après laquelle, toutes les guerres possibles après se feront avec des bouts de bois. Soit, une catastrophe planétaire qui sera l’équivalent de la fin d’un cycle. Soit une météorite qui nous éclate de plein fouet.

Cela est prévu, mais pas pour demain. Soit un holocauste nucléaire, qu’on a évité de justesse au moins trois fois depuis 40 ans. Soit, un virus mutant. Et nous y sommes.

Donnez-lui le nom que vous voulez. Il n’a qu’une seule réalité : il a changé ce monde. Il a créé un autre monde aux contours flous et fragiles. Un monde où il n’est pas garanti que l’humanité s’en sortira avec quelques lauriers.

Mais on pourrait, pour ceux d’entre nous, qui passeront par les mailles du filet, changer soi-même pour mieux appréhender ce nouveau monde. Changer dans le sens de retrouver des attitudes humaines.

Cesser par exemple d’être le centre du monde, parce que personne ne l’est ni ne le sera. Prendre pleine conscience que la vie ne se déroule pas sur des réseaux virtuels (d’ailleurs ces réseaux ont montré toutes leurs limites et leur inefficacité face à l’inéluctable).  Réapprendre à aimer en commençant par soi-même. Cesser d’être égoïste, égocentrique et hypocrite. Décider, une bonne fois pour toute, et pour une fois dans une vie, de jeter les masques et d’être soi (pour ceux qui ont un soi, car beaucoup ne l’ont pas et ne l’ont jamais eu).

Comprenez que les richesses accumulées ne servent pas à grand-chose quand tout s’effondre. Déjà qu’à pied, il te faut un papier pour sortit acheter ton eau, ton Jet privé, ton yacht et ton bolide dernier cri va tout juste rouiller sous tes yeux. Demeure l’essentiel. Qui n’est ni le chiffre à plusieurs zéros sur des comptes en banque, ni les biens ni les paillettes clinquantes. Seule demeure ton humanité, pour celui qui en est capable. Car être humain requiert de la force, de la rigueur et un alignement intérieur sans torsion.

Autrement dit, un retour aux belles choses simples de la vie : le peu qui est déjà beaucoup, un sourire sincère, une vie sans peur, une conscience apaisée, un partage profond, de l’amour et beaucoup de bonne eau fraiche. Car tout le reste est inutile. Il n’a aucune valeur. Il n’est d’aucun secours.

Ceci dit, on sait aussi que les humains ont développé une terrible faculté d’oublier. Il y a fort à parier que si on s’en sort que pour beaucoup d’entre nous, tout reprendra pire qu’avant. Et que cette catastrophe n’aura servi à rien. Alors, dans ce cas, en attendant la prochaine grosse menace, qui finira par arriver, vous pouvez retourner à vos «vies» aseptisées et votre pseudo confort de pacotille. Entre temps, le monde a changé de gueule, tandis que la vôtre n’est déjà plus humaine.

*Ecrivain-éditeur

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