Par: Lahoucine El Merabet
«Le cœur ne se nourrit point dans le tumulte du monde». Voici ce que, dans La nouvelle Héloïse (1761), Jean-Jacques Rousseau fait écrire à Saint-Preux dans une de ses lettres à Julie.
Rien de mieux pour introduire une réflexion sur le recueil de l’écrivain et poète Bougdal Lahsen , «Dans le tumulte du monde» paru chez L’Harmattan (2019). Si pour le personnage de Rousseau, le cœur a besoin de quitter le monde et son fracas pour s’épanouir et voir fleurir ses penchants sensibles et romantiques, il n’en reste pas moins que pour Bougdal l’intention livrée d’emblée par le titre est de tracer une ligne de démarcation entre un sujet lyrique esseulé et un monde où les tracasseries, les bruits et les cacophonies repoussent et incitent à s’isoler.
De cette rupture naît une écriture du deuil, de la souffrance, du schisme et d’un veuvage, justifiés par l’état d’un monde en déréliction, qui perd peu à peu des «étoiles» dignes de briller dans un firmament qui commence aussi à s’obscurcir. Dans cet article de recension, toute la question est de savoir comment dans ce dernier ouvrage, le poète Bougdal chemine d’un étage intime, familial, vers un niveau social et communautaire, pour fonder finalement une écriture centrée principalement autour des préceptes plus humains, plus cosmopolites et de taille à créer sur les ruines d’un monde en décombres un univers plus solide, cimenté par l’espoir, l’amour et la liberté.
L’épigraphe nous met d’emblée dans un climat dominé par la misère, la dysphorie et le malheur : « Mon humanité, c’est de se sentir que nous sommes la voix d’une même misère ». Cette citation empruntée à Borges annonce la couleur du recueil qui s’articule autour d’une sensibilité poétique appelée à s’exprimer (les voix) pour dépasser une certaine misère.
Dès la première section «La ligne de l’absent», le sujet lyrique s’épanche dans un élan romantique qui donne à lire et à entendre «le triste chant des tourterelles» (p.11). Le chant épouse les contours d’un réel triste, morose et d’une grisaille imposée par «une étoile qui [qui] s’éteint» (p.13). C’est «le chant de la mort [qui] déploie ses ailes» (p.52).
Le poète, se sentant orphelin, «veuf et inconsolé» selon les mots de Nerval, se prépare à enterrer un père, un modèle, une tutelle, un symbole et «une étoile». L’écriture se tisse autour d’un absent, dont les obsèques coïncident avec une chute, une descente vers les abysses profonds d’un précipice que seule la poésie peut sonder et percer.
Dans ce sens, l’isotopie stellaire s’impose et justifie sa prévalence dans un mouvement du haut vers le bas, du céleste vers un abyssal opaque et mystérieux : «Une étoile s’éteint» (p.13), «Le soleil a tiré sa révérence» (p.13). Cette descente se double d’une obscurité que seul le dire poétique est à même d’explorer et de percer : « L’homme est happé par la nuit//Et ma mémoire est entièrement est habitée par ses départs » (p.14). Ce sont autant de signes révélateurs du départ, de la séparation, du sevrage, d’une scission digne d’imposer un deuil nocturne : «La chute d’un père est un douloureux naufrage» (p.16). La chute du père s’est effectuée conformément à un protocole d’adieux générateurs de morbidité, de tristesse, mais aussi de parole. Cette dernière rompt un silence, assoit un vacarme et un tumulte, qui se transmueront en poésie lyrique, autour d’êtres chtoniens : « À toi que le ciel à présent abrite//Tu es la source où mon récit s’abreuve » (p.22). « Le fracas du corps dans le trou béant//Est assourdissant…// Tu ne laisses pas d’histoires à raconter » (p.17).
Le tumulte en présence dans le titre renvoie initialement à ce rapport particulier que le poète entretient avec l’entourage, comme il renvoie au vacarme » caractéristique de cette séparation consécutive à l’enterrement d’un être cher : «Et puis un soir tu rompis le silence» (p.19). Ce bruit naît à l’évidence d’une scission établie par le poète entre «l’étoile» à enterrer et une réalité moins conviviale et moins heureuse. Autant dire que le tumulte initial inscrit d’entrée de jeu le texte dans une logique conflictuelle entre le poète et les autres, comme on comprend de cette citation de l’écrivain allemand Goethe : «Le talent se développe dans la retraite, le caractère se forme dans le tumulte du monde». Entre le talent et les dispositions subjectives et insulaires du poète, et le caractère que seule une sociabilité éprouvante peut forger, s’insinue un hiatus auquel l’acte poétique donne forme et corps. L’écriture est ainsi placée sous le signe du désaccord, du schisme, qui sont aussi à lire entre le père enterré et un monde qui reste à vivre avec ses contrariétés, ses paradoxes et son tumulte : «telle une particule en désaccord avec ce monde//Tu as valsé par monts et vallées//pour bâtir le récit des blessures » (p.20). La résonance khatibienne de cette blessure, en écho aux centres d’intérêt du poète, trouve sa pertinence dans cette continuité entre le réel et l’écriture, comme ancrage choisi et prétexte pour un texte matriciel.
Si dans le texte l’écriture se déploie sur fond de la séparation et de la douleur qui s’ensuit, tout s’enchaîne pour restituer un monde en déliquescence, suite aux funérailles. Dans «La finitude des mots», le ton est clair et la furie s’accentue au contact d’un monde qui déborde d’insanités. Le poète «dépité par la barbarie de l’Homme» (p.30), fulmine contre « les intellectuels de pacotille» (p.27). Mieux encore, le sujet lyrique, qui vient d’enterrer son père dans un rituel tumultueux, arbore une colère inextinguible contre «la terre infestée par d’incurables maladies» (p.32). Ainsi s’enclenche un autre tumulte où s’inscrit l’auteur de manière à se démarquer dans un monde à part, «une terre sans fard» (p.53), dans «la forêt de la souffrance» (p.36), comme on le lit dans la section «L’odeur de la terre» (p.33). La colère atteint son summum et amène le poète à s’ériger en une violence indomptable, attisée contre un entourage aux séquelles indélébiles : «Je suis le feu qui brûle» (p.38), «De mon sang, j’arroserai ce lopin aride » (p.29). Entre l’aridité du monde et la fluidité du sang qui anile la furie de l’auteur s’institue un rapport digne de tracer une ligne de démarcation, laquelle peut justifier et légitimer « le tumulte » comme lexème et sème qui parsèment et traversent le texte : « Mes mots ensachés à l’abri des maladies // Ne supportent plus le tumulte du monde » (p.22).
C’est précisément à partir de ce tumulte que la cité au sein de laquelle s’inscrit l’auteur, acquiert les traits d’une «tribu» malheureuse, rongée par les maux et habitée par des «intellectuels de pacotille», qui s’arrogent insolemment le droit de «coloniser la conscience de notre cité malheureuse» (p.24). On retient donc que le bruit et le tumulte trouvent leur justification dans une dissonance qui marque le rapport de l’auteur au monde, à tout un passé glorieux et à un présent malheureux: «Aussi brillante soit une étoile, elle finit irrémédiablement en ruines » (p.28), «O mes amis, égarés dans le tumulte du monde» «p.47). Ce sont là autant de déclarations qui déploient des significations multiples de la lexie du titre «Le tumulte du monde » et convient à comprendre, appréhender le poète qui «dans son piaffer livre bataille au silence//piétinant dans sa furie les abjectes insanités » (p.54).
Tant que le désespoir, la haine, la rancœur et le ressentiment priment dans le quotidien, la force verbale et poétique s’aiguise, s’attise et se revivifie de manière à faire vibrer des fibres chez le poète et à faire entendre des voix dont la stridence sera à même de prendre le contrepied des discours fallacieux des « intellectuels de pacotille», au même titre que des «canons [qui] crachent le désespoir dans la rue » (p.51). C’est dire que dès lors que l’être le plus cher est enterré, il se montre plus disposé à comprendre un monde qui contraste ostensiblement avec l’étoile qui vient de s’éteindre, et qui chemine dans un sens qui ne peut qu’approfondir et endolorir davantage les blessures. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’on peut saisir les prières de la mère dans la section «L’odeur de la terre»: la figure maternelle continue à représenter le père, tenant lieu de force symbolique grâce à laquelle on peut braver le monde, ses insanités et ses inepties.
De cette tension entre le poète et une instance collective, loin de calmer l’angoisse du deuil, naît le texte une quête qui se justifie à partir de la perte d’une première étoile : le père, et par la suite, d’autres étoiles : «Nous éteignons, une à une, nos étoiles» (p.39). «Aussi brillante que soit une étoile, elle finit irrémédiablement en ruines » (p.28).Il importe de signaler à cet égard que le projet poétique dans notre texte se fonde à partir des ruines sur lesquelles se bâtira un édifice, non moins solaire. Une autre élévation et une ascension, aux relents poétiques, s’impose et assurera une sublimation qui ne sera possible que par le truchement de la poésie. Dans la dernière section : «À l’ombre de ton arc-en-ciel», la parole poétique est entonnée à l’intention d’une «voix solaire» (p.67). Cette énonciation procède d’un dire perlocutoire qui implique un interlocuteur auprès de qui des valeurs sublimes alternatives seront partagées et, partant, célébrées.
Dès le début de «La finitude des mots», le ton est donné et, afin de se remettre de l’angoisse de l’enterrement et d’un état de rupture avec autrui, le poète se présente, renforcé et muni de ces deux ailes grâce auxquelles on ne peut que s’élancer, loin des «miasmes morbides», selon les mots de Baudelaire : «Les deux rameaux: l’amour et la liberté» (p.22). À cela se superpose une assertion on ne peut plus péremptoire, dans la dernière section : «Je suis né incontestablement pour t’aimer » (p.69), «Je ne sais pas étouffer ton amour» (p.67). La force poétique et lyrique trouve son soutien et sa rigueur dans cette intensité qui dispose à vivre, à rétablir l’espoir et à restaurer l’existence, par le biais d’un chant, d’une incantation et d’un dire qui peuvent réhabiliter et revivifier un réel en déréliction.
Dès le discours élégiaque initial, l’intention était d’asseoir une parole poétique faite de blessures, lesquelles revigorent l’esprit poétique, attise l’incandescence susceptible d’entretenir une incantation salutaire : «Tu as valsé par monts et vallées//pour bâtir un récit de blessures» (p.20). Pour autant, cette manière de relancer les bases d’un réel moins heureux est empreint d’une dualité qu’impose le rapport du dire poétique à la réalité. Créer poétiquement, reviendrait à exalter cette «symphonie de l’alliance» (p.76), à trouver un antidote à ce «venin insidieux» (p.76) et à opposer une déclamation idoine à « la médiocrité des déclamations d’apparat» (p.22), dénoncées chez «les intellectuels de pacotille» inscrits par l’auteur dans ce qu’il appelle ailleurs l’étable des incultes.
Ainsi, il sied de dire pour conclure que le texte de Lahsen Bougdal orchestre une pluralité de voix d’une dissonance particulière. Le cheminement tracé dans le recueil part d’un enterrement initial, prétexte à un épanchement sensible et romantique, lequel rendra visible un itinéraire ponctué d’arrêts sur la société et ses disparités, sur les intellectuels et leurs discours de pacotille, ainsi que sur un état de guerre incandescent et responsable de l’extinction des étoiles, au même titre que des ruines en place. Le primat du poétique est esthétiquement tel qu’il est fondé à instaurer un édifice de nature à inspirer l’espoir face à un réel lugubre et atroce, mais aussi face à une culture ambiante dominée par des scories, d’un verbiage creux et oiseux et de ce que Kundera appelle judicieusement dans L’Art du roman le kitsch, entendu comme tendance s’opposant à toute tentative de démarcation de l’individu par rapport au mode de pensée des amasses.
Lahoucine El Merabet
Docteur en littérature française, Agrégé de lettres modernes, ancien élève de la faculté des lettres d’Ibn Zohr à Agadir, de la faculté des sciences de l’éducation et de l’Ecole Normale Supérieure à Rabat, auteur de L’écriture du temps dans Sylvie de Gérard de Nerval , de La Sensibilité pensante à l’œuvre dans Le Livre du sang de Khatibi et d’une trentaine d’articles littéraires et philosophiques parus aux Editions Ellipses. Il enseigne Français-Philosophie au lycée d’excellence (CPGE) de Benguérir au Maroc.