Interview avec Lucile Bernard
Par Noureddine Mhakkak
Lucile Bernard est née en France et vit au Maroc depuis juin 2000. Elle a fondé le Centre de Création Artistique Riad Sahara Nour à Marrakech, lieu de rapprochement et de dialogue entre les cultures. Elle a participé à de nombreux ouvrages collectifs en poésie et récemment à un ouvrage réunissant une trentaine d’auteurs «Marrakech, lieux évanescents» sous la direction de Yassin Adnan, paru aux éditions Marsam (février 2018).
Après «Dernières nouvelles avant le jour», un premier recueil de nouvelles paru en novembre 2012, elle a écrit quatre autres romans : «La vie comme un poème» (2014), «L’amour, c’est comme les oiseaux» (2017), « Un parfum d’éternité» (2018).
«Lettre au dernier amour» est son cinquième ouvrage paru en janvier 2020 dans la collection Amarante aux éditions de l’Harmattan.
Que représentent les arts et les lettres pour vous?
Toute forme de création quelle qu’elle soit est pour moi avant tout liberté et prise de parole. Les arts et les lettres sont de formidables moyens d’expression qui mettent non seulement en lumière l’intériorité de l’artiste mais aussi son rapport à l’autre, son ouverture à soi, au monde. Ce sont de magnifiques outils d’échanges qui permettent ce rapprochement subtil et vivant entre peuples de différentes cultures. Que serait le monde sans l’art, sans les artistes, sans cet art, ce pont universel entre les cultures ? Avec l’art, plus de frontières, plus de différences, nous parlons tous le même langage, nous partageons tous le même monde.
Que représentent la lecture, l’écriture pour vous?
La lecture, c’est pour moi tout d’abord une rencontre avec le livre, son auteur. C’est comme cela que ça se passe en premier. Et cette rencontre n’est pas toujours forcément immédiate, elle peut se faire un peu plus tard, cela n’a pas d’importance. Un livre sait attendre. Il a cette humilité. Ce n’est pas tant l’histoire que je cherche dans un livre mais surtout à entendre une voix, la voix de son auteur. C’est là que l’écriture m’embarque véritablement, l’histoire vient après. Dans un livre, on rentre en résonnance, on s’imprègne. On apprend aussi.
L’écriture, c’est ma passion, je ne crois pas que je pourrais vivre sans elle. C’est une respiration, ma façon d’être au monde : je me sens bien, à ma place quand j’écris. C’est une recherche insatiable, se rapprocher au plus près de ce qu’on entend, cette voix à l’intérieur. C’est un territoire de liberté, un plaisir, une souffrance, un travail de forcené, une jouissance, une prise de risque aussi, cette volonté délibérée de sortir à tout prix des sentiers battus ; ces platitudes, ces style convenus, quoi de plus ennuyeux ? Elle peut déranger, bousculer mais c’est là justement que se situe la recherche dans l’écriture, c’est ce qui fait son essence, sa force primitive avec ses silences.
Parlez-nous des villes que vous avez rencontrées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours culturel/ artistique.
Parmi mes nombreux voyages, je dirais en tout premier lieu, le Kenya et sa région du Masaï Mara. J’ai été saisie par cette beauté originelle, ce lien puissant entre la faune, la nature, ses habitants, cette coexistence entre les êtres, cet entendement. Cela m’a bouleversée, m’a fait naître. J’en parle à la fin de mon dernier livre « Lettre au dernier amour », cette dernière partie que j’ai écrite juste à mon retour du Kenya en janvier dernier. Puis il y a eu bien sûr Marrakech, cette rencontre d’il y a vingt ans, ainsi que le désert du côté de Rissani où j’ai été véritablement emportée. Je garde aussi en mémoire cette contrée nord du Pakistan, Peshawar où j’ai le souvenir d’une prière dans le petit matin, de la vallée du Swat, la douceur ineffable de ses paysages, Karachi et ses aigles tournoyants autour des fenêtres, ses parfums, ses couleurs, le brouhaha coloré des femmes. Mes balades aussi le long du fleuve Niger près de Niamey, ses étendues herbeuses, de chaque côté, peuplées d’hippopotames, plus au Nord, Agadez son dénuement, son dépouillement, sa poussière, son peuple de nomades. La belle Sanaa au Yemen, ses hautes bâtisses silencieuses et fières bordant les ruelles. Assouan en Egypte où le désert et le fleuve du Nil se côtoient, où glissent silencieuses les felouques en voile blanche, Dakar et son effervescence, le rire de ces gamins édentés, d’autres encore…
Que représente la beauté pour vous?
La beauté je la vois avant tout dans ce rapport au monde, dans tout ce qui nous est offert là sous nos yeux à notre insu. La nature a toujours été pour moi un émerveillement à chaque fois renouvelé. C’est cette insoutenable légèreté de l’air, ce subtil froissement des herbes, ce bouillonnement de la lumière, des cascades, le murmure des forêts, le vacarme assourdissant des oiseaux, une leçon qui nous ramène à l’essentiel. La beauté existe non tant dans ce qu’elle nous amène à regarder mais dans ce qu’elle fait naître en nous, ce qui nous touche au plus profond. On arrive par là même à cette beauté impalpable, commune à la nature, au genre humain, cette beauté universelle.
Parlez-nous des livres que vous avez déjà lus et qui ont marqué vos pensées.
Pour ne citer que quelques-uns: «Un barrage contre le Pacifique», «Pluie d’été», «L’amant de la Chine du Nord» de Marguerite Duras pour son univers violent, cru, déconcertant, planté dans la réalité, et puis la voix inoubliable de Duras. « Le bruit et la fureur » de William Faulkner, un peu la même atmosphère, on est désorienté tout au long du livre, bousculé, en perte de points de repères mais ce qui nous embarque justement, c’est la force de l’auteur. «Noces» d’Albert Camus, son ode à la nature, «Rue de la sardine» de Steinbeck, son humour, les descriptions savoureuses de ces petites gens dans leur village de la côte ouest des États-Unis, «Désert», «L’inconnu sur la terre», «Mondo et autres histoires» de Jean Marie Gustave Le Clézio, cette transparence, cette beauté d’atmosphère sombre silencieuse, cette force dans la simplicité de l’écriture, à nouveau ce rapport étroit avec l’être et le monde. Rimbaud pour ce qu’il est, anarchiste, aventurier, inclassable, un être de génie, «Cahiers d’un retour au pays natal» d’Aimé Césaire, juste un cri, un cri de colère et de révolte dénonçant la condition du peuple noir.