Dans cette série d’articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l’univers de la lecture. Chacun, à travers son prisme, nous fait voyager dans le temps, pour nous montrer comment un livre a influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde.
A l’instar de beaucoup d’étudiants durant les années soixante-dix, Azzedine El Allam fut, lui aussi, un fervent partisan de certaines idées de gauche tout en ayant le feu sacré pour les doctrines révolutionnaires. En fait, l’espace universitaire, par effet de communication, était à l’époque à la merci de l’idéologie marxiste-léniniste qui jouissait d’une grande popularité auprès des étudiants vu un contexte international très favorable.
«Ce qui reste gravé dans ma mémoire et ce, après environ trois décennies, c’est que nous étions aveuglément emportés par ce courant, recroquevillés dans notre bercail idéologique en faisant preuve d’un zèle excessif et même incompréhensible pour nos idées», raconte Azzedine El Allam, professeur de science politique à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales (FSEJES) à Mohammedia.
«Nous étions, ô combien imbus de l’idée de la “Révolution”, envoûtés par le paraître dans le sens kantien et non pas l’essence des choses», confie-t-il au journal Al Bayane.
Abondant dans le même ordre d’idées, notre interlocuteur nous révèle qu’à l’époque, ses congénères avaient un faible pour les énoncés rapides, en faisant preuve d’oisiveté et de paresse quand il s’agissait de se livrer à l’exercice de l’analyse critique.
D’ailleurs, poursuit-il, certains courants de la gauche, totalement embourbés dans l’idéologie de Lénine, ont prêté aux discours et écrits de ce dernier, notamment son livre «Que faire», une validité scientifique qui est catégoriquement infondée, étant donné qu’il a vidé la dialectique hégélienne de tout sens scientifique.
Il faut dire, selon notre interlocuteur, que le grand paradoxe régnant sur la scène politique et même académique consiste à classer Marx et Lénine dans le même paradigme, alors qu’il s’agit de fait d’un bricolage idéologique pur jus.
Pour l’enfant de Casablanca, les choses vont prendre une nouvelle tournure lorsqu’il sera dans l’obligation de suivre des cours de «La pensée politique» dispensés à la Faculté de droit de Casablanca par le professeur Mustapha El Khayatti, originaire de la Tunisie. Ce dernier, relate-t-il, «a été contraint de quitter le royaume car on lui a refusé de renouveler son contrat de travail, sous prétexte que ses cours se sont transformés en une tribune politique», «alors que c’est archifaux. Il n’a jamais joué le rôle d’un idéologue», assène le spécialiste de la littérature politique sultanienne.
Selon notre interlocuteur, au début les étudiants n’appréciaient guère les idées du professeur, les trouvant plus ou moins destructrices et s’inscrivant aux antipodes de leurs croyances et ambitions. Par la suite, il s’est avéré que «ces leçons ont déclenché chez nous le sens du questionnement scientifique», indique-t-il.
«A l’époque, ses conférences jouissaient d’une aura considérable auprès de la majorité des étudiants. Son sens critique et sa méthode épistémique nous ont permis de nous départir des idées reçues ou celles qui sont communément admises», déclare Azzedine El Allam avec insistance.
Une relation de confiance
Pour notre interlocuteur, ce professeur «par son style pédagogique, se distingua de l’ensemble des professeurs, dont la majorité parmi eux puisent de l’eau dans le même puits en procédant par des méthodes d’apprentissage obsolètes et en dictant aux étudiants des règles juridiques comme s’il s’agissait de textes sacrés».
Cela étant, «son cours fut à la fois différent et passionnant aussi bien au niveau de la méthode qu’au niveau des problématiques débattues», clarifie-t-il.
Pour la petite histoire, Azzedine El Allam se rappelle encore des critiques formulées par son professeur à l’égard de certaines idées aberrantes de Samir Amin et colportées par les étudiants, en l’occurrence celles soulignant que la «Périphérie» est condamnée à rattraper le «Centre». «Ce fut comme évoquer l’idée que la Mauritanie ou le Maroc vont dépasser les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne», ironise-t-il.
Toujours selon notre interlocuteur, Ce professeur d’obédience éclairée a toujours défendu acharnement le concept de la laïcité en affirmant que l’apaisement avec la pensée religieuse dans le champ politique sera inévitablement voué à l’échec et que celui qui négocie avec ce courant finira par être acculé contre les cordes.
Ainsi, au fil des rencontres, une relation de confiance va s’installer entre le professeur et ses étudiants et va être consolidée par la création de façon spontanée d’un cercle de discussion. «Il nous a même recommandé la mise en place d’un projet de traduction de plusieurs textes en sciences sociales, une initiative qui a suscité l’admiration de tous les étudiants, la jugeant très exceptionnelle», indique-t-il.
Ainsi, « chacun des étudiants a eu la charge de traduire un texte, certains ont opté pour Karl Korsch, d’autres ont opté pour les contributions de Max Horkheimer ou encore celles de Cornelius Castoriadis, alors que de mon côté, je me suis chargé de la traduction des textes du philosophe français, Kostas Papaïoannou, en l’occurrence son œuvre «L’idéologie froide: essai sur le dépérissement du marxisme».
Pour Azzedine El Allam, il existe bel et bien plusieurs ouvrages des penseurs qui lui ont été d’une grande utilité durant son parcours universitaire, tels : Abdellah Laroui, Reouane Sayyed ou encore Abdelfattah Kilito, mais celui de Kostas Papaïoannou a constitué un apport majeur pour sa trajectoire académique. « Ce fut pour moi une rupture irréversible avec les idéologies.
Il est à souligner que Kostas Papaïoannou fut l’un des éléments les plus éminents de la revue «Le contrat social», éditée par Boris Souvarine. En plus de cela, il avait le mérite de traduire dans la langue française plusieurs textes de Frédéric Hegel et des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité.
Le livre, qui s’inscrit dans une démarche critique, explique contrairement aux idées reçues, qu’il n’existe aucune relation entre Lénine et Marx. Son argument, c’est que les écrits de Marx ne vont guère avec l’esprit du livre «Que faire», ayant une connotation putschiste, indique le professeur universitaire.
D’ailleurs, l’auteur explique que ce qui s’est passé en Russie en 1917 n’a rien à voir avec la révolution prolétarienne conçue par Karl Marx, comme en témoignent la nature du régime politique soviétique et son caractère totalitaire. En d’autres termes, Marx affiche une critique acerbe à l’égard de l’Etat et fait preuve d’un mépris total pour toutes les formes d’autoritarisme, tout en mettant l’accent sur le rôle critique que doit remplir l’intellectuel. Autrement dit, pour Kostas Papaïoannou, la maxime «l’avant-garde consciencieuse et responsable» est une juste morale de façade, dont l’essence est purement bureaucratique, en étalant comme argument le sort réservé aux camarades de Lénine.
Khalid Darfaf