Bouchra Moujahid, agrégé de lettres modernes

L’homme normal de Youssef Abouali

Un roman antipsychanalytique

En 2010, Michel Onfray, le sulfureux philosophe français, publie son livre-événement Le Crépuscule d’une idole sous-titré l’Affabulation freudienne. Il s’y attaque au père fondateur de la psychanalyse, Freud en l’occurrence. L’essai a eu l’effet d’une bombe dans les milieux psychanalytiques.

Les psychanalystes ont crié au blasphème vu qu’Onfray bat en brèche ce sur quoi se base l’essentiel de leur discipline. Dans cette même perspective, Youssef Abouali, professeur universitaire de sa profession, signe son premier roman intitulé L’homme normal. Edité récemment aux éditions Bouregreg, ce roman sent lui aussi le souffre.

Son héros ne cache pas son animosité face à la psychanalyse qu’il considère comme de la charlatanerie moderne. Il nous plonge dès la première page dans une confession sous forme de journal intime. Il y avoue trainer une longue lignée de maladies mentales et psychiatriques, de drames personnels et de déceptions.

Cette première partie du roman n’est en fait qu’un «écrit sur commande» à destination de son psychothérapeute. Le héros profite de son statut de patient pour déverser tout son fiel contre sa discipline et contre le psychothérapeute qu’il dévoile, dénude et dissèque de son regard aiguisé par ses lectures littéraires et philosophiques. Et quand on croit tenir un bout du fil de cette histoire, la deuxième partie intitulée «Ma vérité» remet tout en question.

En effet, le héros-narrateur révèle qu’il avait menti dans le première partie et promet de livrer désormais la version véridique de l’histoire. Nous avons donc deux récits de la même histoire, un mensonger et l’autre vrai, si l’on croit le narrateur. De la première à la deuxième partie, on remarque un changement stylistique important. On passe du «délire» scriptural supposé aider le psychothérapeute à diagnostiquer le mal de son patient à une écriture posée, canonique, nerveuse et analytique.

La deuxième partie est à vrai dire le produit du professeur qu’est le héros, un professeur qui ne jure que par la littérature et qui trouve que Proust va beaucoup loin dans l’analyse des mouvements sinueux de l’âme humaine que tous les ténors de la psychanalyse qu’il ne manque pas de traiter au passage de prestidigitateurs.

Ce que l’auteur semble vouloir nous communiquer quant à cette supériorité de la littérature par rapport à cette discipline qui se veut scientifique le pratique dans son roman. Autrement dit, si la littérature peut constituer un substitut, c’est grâce à son syncrétisme, sa modestie et son souffre profondément humain. Ainsi, et dans une troisième partie magistrale, la narration prend une allure transcendantale puisque le narrateur qui nous a accompagné jusqu’alors laisse place à un fantôme, l’âme de sa bien-aimée qui s’est suicidée par pure protestation contre une société de loups déguisés en blouses blanches.

Là, la narration atteint des sommets, le style devient fluide, de l’eau de roche, virulent, intransigeant, électrique, les thèmes embrassent le foisonnement du phénomène abordé, à savoir les maladies psychiques au Maroc ou comment la société et la culture ambiantes mettent une telle pression sur les individus au point de craquer, comment les rêves sont avortés, les ambitions sacrifiées sur l’autel de la corruption et du népotisme.

L’auteur met son roman sous la tutelle de trois citations, toutes traitant de l’âme, le Coran qui stipule l’impossibilité de la connaître, Flaubert qui assure qu’une fois son étude atteindra la précision de l’étude des phénomènes physiques l’humanité aurait fait un pas de géant, enfin Camus qui considère que tout se joue dans le cœur humain et c’est là qu’il faut chercher le ver et suivre son mouvement. Abouali semble relever ce défi. A-t-il réussi? A vous d’en juger.

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