Rencontre avec le cinéaste français Manuel Sanchez
Propos recueillis par M’barek Housni
Je suis né dans ce monde qu’on appelle des petites gens. Mais j’ai du mal avec ce qualificatif. Car il n’y a pas de « petites gens ». Derrière ces personnes qu’on dit simples se cache m toute la complexité humaine et de la poésie. J’ai une hypersensibilité à l’enfance maltraitée, pour ces êtres qu’on considère déjà comme des personnes condamnées dès la conception du fœtus. J’y vois une tragédie grecque qui annonce que malgré tous leurs efforts, ils vont tomber, qu’ils vont échouer. Je ne supporte pas les gens qui s’imaginent parmi les dieux de l’Olympe. Et dieu sait qu’il y a dans le milieu du cinéma de vraies petites personnes qui se prennent pour des dieux ou des demi-dieux. Alors qu’ils ne sont que des êtres humains. Bouffis d’orgueil. Je refuse d’être perché sur une prétendue hauteur à regarder les petites gens avec une sorte de condescendance. Elles m’apportent1 beaucoup de tendresse, de paternité.
Quand j’ai commencé ce métier, s’il en est un, on m’a demandé si j’avais des relations (famille, amis) dans le milieu du cinéma,. Mon père était maçon, ma mère femme au foyer, et avait été bonne chez des bourgeois. On m’a présenté l’idée d’accéder à la sphère du cinéma sans aucune relation consanguine comme un objectif impossible à atteindre. Ma réponse a été la suivante : le possible ne m’intéresse pas. C’est comme ça que ça a débuté, à la fois comme un défi et une révolte face à un monde qui appartiendrait aux nantis, aux héritiers.
Je vis dans les Ardennes et mes voisins sont des ouvriers. A l’exemple de Bernard, ancien bûcheron qui élève maintenant des pigeons voyageurs, devenu un colombophile. Quand je le vois regarder ses pigeons, je vous un homme qui projette sur ces volatiles l’image de l’ange, qui voyage dans un ciel immense et qui va et revient d’un ailleurs que nous, humains, sommes incapables de vivre. Je l’ai invité à la projection de mon film « La Dormeuse Duval ». À 75 ans, c’était la première fois qu’il entrait dans une salle de cinéma. C’est cela qui m’intéresse : inviter des gens à venir partager ce qu’on appelle la culture. L’entre-soi m’insupporte.
Toujours les petites gens ? Contre le cinéma bourgeois ?
Exactement. Pourtant je suis un fan d’Antonioni, qui filme la bourgeoisie dans ses œuvres. Car sa façon de faire du cinéma est sincère. Le pire c’est de parler de ce qu’on ne connaît pas, en caricaturant, en construisant artificiellement des sous-représentations, des photocopies de photocopies. Ce qui s’apparente juste à un concept sociologique Je n’ai pas envie de faire un cinéma conceptuel.
Mes films sont le reflet de cette idée, un refus de réduire un personnage à un concept préfabriqué.
Mon premier court-métrage, « Les Arcandiers » est un hommage à ceux qui continuent de rêver malgré une espèce de condamnation sociale, une adjonction sociale qui dit qu’il ne faut pas rêver, du fait vous n’avez pas les moyens de réaliser vos rêves. J’ai imaginé trois hommes, des chômeurs, qui vont voler un cadavre dans une église 1pour réclamer de l’argent à l’Église, l’idée d’un braquage fomenté par des « simples d’esprit ». Mêler la peur de la femme à celle de la mort revient à parler d’un ailleurs. Ça permet de diagnostiquer des situations de jeunes hommes vivant sans femme, qui est vue comme une planète inconnue. [Il en fera un long-métrage des années plus tard]
Mon deuxième court-métrage, « Grain de Ciel», je l’ai écrit en deux heures, suite à une déception et une blessure amoureuses. Je me sentais terrassé, mis à terre, et il me fallait me lever sur mes deux pieds, d’où l’ange que j’ai imaginé descendant sur un toit, non pas que je me considère comme un ange.
Dans vos deux courts-métrages, il y a beaucoup de scènes cocasses, vous avez le sens de la comédie, vous auriez dû faire une carrière dans le genre ?
J’ai du mal à accepter l’idée de commande implicite, c’est pour ça que j’aime la poésie car elle n’est pas à vendre. Rester libre. On dit que je suis doué pour les dialogues drôles, et on m’a demandé : « Est-ce que tu ne peux pas nous écrire une comédie ? » J’ai refusé. Car j’ai des problèmes avec la comédie de divertissement. Moi j’appelle ce que je fais de la «dramédie ». Je n’aime pas le classement par genre ou par qualificatif avec des étiquettes à coller sur des produits. Je ne fais ni de la comédie sociale ni du drame social. Je ne veux pas être dans l’idée de répondre à une commande du marché, être dans une relation marchande en ce qui concerne le cinéma.
D’où cette relation aux mots, à la poésie ?
Comme je suis né dans une petite ville ouvrière où il n’y avait pas de livres à la maison à l’exception d’un dictionnaire, les mots m’ont construit et construisent des univers en dehors d’une réalité que je voyais enfant plutôt comme sombre et peu attractive.
J’étais et je suis toujours follement amoureux des mots, des livres. Chaque mot est pour moi une planète habitée de mille histoires. Je vois toujours une voix cachée quand je lis un texte et donc je vais de planète en planète, j’essaie de découvrir des textes qui me font voyager, quitter la brutalité du monde vulgaire.
La poésie, je ne la réserve pas à la sphère élitiste intellectuelle. Là où il y a de la poésie, je vais la chercher, y compris chez les prolétaires, chez les chômeurs. Cette recherche de la poésie c’est de la lumière qui sort d’une nuit terrifiante, de la souffrance. Il y a la notion du désespoir là-dessous mais je ne veux jamais sombrer dans le désespoir. J’ai le désespoir joyeux, car la gaité c’est aussi une forme de résistance, il faut toujours essayer de danser.
Pourtant tu fais du cinéma, tu crées des images ?
J’ai été très marqué par un film de Fellini, les nuits de Cabiria, personnage joué par Julieta Massina, qui subit toutes les trahisons, mais qui est toujours habité par son rêve. A chaque rêve brisé, elle descend d’un étage. Mais à la fin du film, elle remonte la pente, et finit par une superbe danse le long du fleuve à travers Rome. Pour moi, c’est ça le cinéma, à la fois de l’énergie, du mouvement et de la lumière. C’est le moteur de ma vie, la lumière qui peut être un sourire, un regard..
Le cinéma est l’art qui permet à n’importe qui de comprendre la sensibilité d’un auteur. Alors que la littérature et la lecture sont pour beaucoup un ace très laborieux. Le cinéma permet le contact immédiat. J’essaie de donner aux mots des images accessibles. Une traduction des mots et des maux du quotidien. Par exemple « Les arcandiers » il s’agit d’ « une sainte qui dit : je suis enceinte ». J’essaie toujours de voyager dans les mots, de jouer avec. Il y a dans le dialogue, un sous-texte, un texte sous-jacent, là où se trouve le sens. Mais c’est un jeu de piste.
Vous avez attendu des années avant de réaliser un deuxième long-métrage, la dormeuse Duval ?
J’ai failli renoncer au cinéma parce que j’ai débarqué les marchands. Mon dernier dialogue avec un producteur fut avec Toscan du Plantier. Il m’avait dit qu’il ne savait plus ce qu’il faisait dans le cinéma où les gens parlent du seuil de rentabilité plutôt que de cinéma. Toscan était quelqu’un capable de se ruiner pour un film. Comme je ne trouvais pas d’interlocuteurs habités par la même fougue, la même foi dans le cinéma, je me suis dit que j’allais faire autre chose et j’ai repris le chemin de l’université pour faire du droit.
Vous m’avez dit que c’était grâce à la découverte de la Rimbaldie
Un jour avec ma femme Muriel Harrar (comédienne, scénariste et réalisatrice de théâtre), on a eu le projet d’aller à la recherche du fantôme de la liberté dans les Ardennes de Rimbaud. On a habité à cent mètres de la gare d’où est il est parti pour son dernier voyage. Il a quitté toute cette sphère prétentieuse bourgeoise, qui se dissimule derrière la culture pour laisser entendre qu’elle est d’une hypersensibilité. Rimbaud, c’est étonnant, c’est une explosion, une déflagration, quelqu’un qui quand il rencontre ces poètes de Paris, il ne voit que des petits bourgeois qui veulent faire carrière. Rimbaud ne fera jamais carrière. Il sera toujours en marche sur les routes, un bohémien à la rencontre des autres, d’un ailleurs. Il va parler l’arabe, de nombreux dialectes et langues. Rimbaud est un moteur pour moi. C’est sa radicalité qui m’intéresse, et surtout le mystère, cette notion de mystère.
Je découvre que la région des Ardennes est une terre d’écrivains qui s’y sont installés. Guy Goffette, André Dhotel, Olivier Charmeux, et Frantz Bartelt qui est devenu un ami. J’ai lu d’abord ses chroniques où j’ai retrouvé cette sensibilité et cette tendresse pour les petites gens. Puis j’ai lu ses nouvelles et sa poésie. Il a un très beau recueil qui s’appelle «Les Marcheurs », qui n’ont rien à voir avec ceux qu’on appelle les marcheurs aujourd’hui en France (rires).
J’appelle Franz en 2007 et je lui dis que je vois quelque chose d’intéressant dans son roman «Les Botte rouges ». Le personnage de cette jeune femme qui traverse une ville ouvrière et qui disparaît. Il y a cet humour, cette truculence et aussi cette poésie dissimulée derrière le texte. J’essaie toujours de creuser, d’aller chercher derrière les mots, derrière la ligne narrative. Je suis touché par certains mots que je transforme en images. Je lui demande s’il est d’accord pour une adaptation. Il se trouve qu’il y a deux films qui portent ce titre dont un film iranien. J’y travaille donc à avec Muriel et on tire un fil, celui de cette stagiaire qui vient de Paris avec ce rêve brisé et qui se retrouve dans sa province profonde, sur les bords du Meuse. Partir de ce motif-là me correspondait. Je lui dis que ça serait une adaptation personnelle. Il me dit de faire ce que je veux, « je ne veux même pas lire le scénario et je découvrirai le film en même temps que tout le monde. Il savait que j’avais fait deux moyens métrages à partir de ses textes. est de dégager des petites étincelles, des pépites, cette recherche du trésor de Rimbaud. Il a joué le jeu et c’est comme ça qu’on a cheminé ensemble après le moyen-métrage « Illumination » et « chez Verlaine ». Je pense que l’humour, la dérision, on les a en commun, et lui aussi vient du monde ouvrier, il avait été ouvrier. Franz a découvert le film avec le public et m’a dit que c’était plus noir que ce qu’il pensait (rires) et a aimé malgré tout. Son roman est plus axé sur la vitalité sexuelle. Moi j’ai pris le motif le plus lumineux dans la nuit de ces gens. J’y ai vu dans une Madame Bovary, qui lit des romans à l’eau de rose et qui rêve d’un ailleurs pour échapper à la banalité de son quotidien. Il y a toujours cette idée d’ailleurs, la « Dormeuse Duval » s’appelle dans le roman Maryse Caillois et dans le film Maryse Duval, et puisqu’on a situé l’histoire le long de la Meuse, dans la vallée. Avec un clin d’œil à Rimbaud, car il y a un drame, puisqu’on va la retrouver dans l’eau et j’ai pensé à ces petits soldats dont la vie ordinaire, ces civils qui tombent. À propos quand le producteur Alain Depardieu est venu ici, on traversait un village, soudain il me dit : ça sent le pendu. Oh la !!je lui dis : c’est étonnant, car il y a un désespoir au fond de la France. Mais je ne voulais pas m’appesantir sur ce trait, et faire un film misérabiliste, non pas calcul, pour dire que tout n’est pas noire. L’humour, le rêve et le fantasme permettent de survivre. Ce mélange de réalisme cru et de gens habités par des rêves et des fantasmes. Il y a autant d’imaginaire dans la vie réelle que dans nos rêves. .