A travers « Légende et vie d’Agoun’chich » de Mohammed Khaïr Eddine et « Le joueur de Tambourin Bu Allun » d’Abdelkhaleq Jayed
Par Serraji Mohammed
On parle souvent de l’identité culturelle, dans la littérature maghrébine d’expression française. On cherche comment l’identité culturelle a été abordée par les deux écrivains, le roman « Légende et vie d’Agoun’chich » de Mohammed Khaïr Eddine et « Le joueur de Tambourin Bu Allun » d’Abdelkhaleq Jayed. Plus de deux décennies séparent les deux romans. Le premier étant écrit en 1984, le second en 2006. Sachant que l’identité est toujours en mouvement, donc elle est dynamique c’est ce qui a justifié le choix pour lequel on a opté :
«L’homme vit dans plusieurs dimensions. Il se meut dans l’espace, où le milieu
naturel exerce une influence constante sur lui. Il existe dans le temps, qui lui donne un passé historique et le sentiment de l’avenir. Il poursuit ses activités au sein d’une société dont il fait partie et il s’identifie avec les autres membres de son groupe pour coopérer avec eux à son maintien et à sa continuité » citation de Melville J. Herskovits, dans ‘’Les bases de l’anthropologie culturelle’’.
Cette alternative dont l’objectif consiste à effectuer une progression chronologique de la question identitaire dans l’œuvre de Mohamed Khaïr Eddine et d’Abdelkhaleq Jayed dans le dessein de dresser une comparaison entre les deux auteurs. Cette analyse se focalisera sur deux points essentiels à savoir la condition féminine et l’identité en devenir.
La prédominance de la figure féminine dans Légende et vie
D’Agoun’Chich.
Elle se voit se substituer à l’homme pour s’occuper des terres délaissées. L’auteur furète à capter cette réalité en pleine mutation dans un cadre animé par la violence des événements qui se sont installés d’une manière brutale. Ces guerres coloniales dites de « pacification » ont chamboulé le sud en terre « orpheline ». C’est ainsi que certaines régions du sud sont le théâtre où la femme est amenée à évoluer. Son expérience et sa destinée sont dramatiques, car elle est dans l’obligation de combler le vide et le chaos laissés par la guerre. C’est le cas de la mère de Sidi Hmad Ou Moussa. En sillonnant le roman, nous découvrons des scènes où la mère réduite à la misère, à la solitude et à la calamité, devient une figure pathétique. Selon cette vision romanesque, nous apercevons l’indifférence quasi-sadique de l’enfant qui néglige d’une manière tragique sa mère et nous retenons la précarité existentielle de celle-ci ; une vie secouée par les aléas de l’histoire et les peines affectives engendrées par l’absence du fils. Les reproches de la mère sont justifiés : « N’as- tu jamais pensé, au cours de ton long voyage, à ta pauvre mère, veuve et abandonnée de tous ? Et au mépris qu’on voue aux femmes sans époux et sans enfants ? ». Ce malheur commun de la femme qui se morfond dans l’usure et l’inquiétude. La vie saumâtre de la mère de Sidi Hmad Ou Moussa reflète aussi et sans doute l’injustice sociale qui se traduit par le mépris de la situation de la femme du sud.
Cette fonction conservatrice de la mémoire et de l’identité est manifeste dans ce passage «C’était l’Agadir immémorial, plus ancien que les vieilles constructions : un immense magasin fortifié où chaque famille possédait une chambre où elle entreposait ogre, bijoux, vêtements de cérémonie, reliques, actes de toute sorte, et dont la clé ne quittait jamais l’aïeule la plus âgée du clan ».
La condition féminine dans ‘’Le joueur de Tambourin Bu Allun’’.
« (…) une mère effacée et faible. J’ai grandi dans une ambiance de soumission et d’incompréhension. L’incommunicabilité absolue ! » (p ; 54).
Ce thème qui prend une place importante dans l’écriture d’Abdelkhaleq Jayed, et pour une autre raison très intéressante pour étudier Bu Allun qui est considéré comme son roman racine, où il a établi ses lignes directrices qui montrent ses perspectives littéraires dont la condition féminine est l’une des idées qu’il développera, à titre d’exemple, dans Embrasement. Mouha décrit sa mère de la sorte : Une mère n’ayant pas le temps de se donner à elle-même, de se voir, de sentir sa présence et sa valeur : « Elle veut voir, mais elle a peur de voir » (p : 72). L’auteur met l’accent sur le thème de la mère, en particulier par l’intermédiaire de Mouha, pour évoquer en général celui de la femme. C’est aberrant, mais c’est une réalité héritée de la société traditionnelle dont l’autorité paternelle est dominante et met en exergue la soumission, la résignation, donc l’exploitation comme une « loi » contre la femme dépourvue de droit de liberté et de volonté : « Le père arrange bien les choses. Il l’aide à se tuer, le père. La tue, érode ses qualités, les unes après les autres » (p : 72).
Cette déduction de qualités renforce l’idée d’une marginalisation structurée, faisant d’elle un fantôme sous une apparence humaine, c’est ce que le narrateur a bien souligné : « Elle est déjà dans l’ordre des morts-vivants » (p : 72).
La question soulevée par Mouha est la liberté limitée par l’autorité masculine qui fait tarir l’identité féminine au sein de son foyer, sous les yeux de ses enfants. Cette dualité se constate clairement quand il s’agit de question d’’honneur, du fait de son statut de femme de foyer, elle est aussi la préservatrice de l’honneur de son conjoint. La représentation de la femme, ne se démarque point de la nomenclature socio traditionnelle. Un sujet dont un grand nombre d’auteurs maghrébins et étrangers à mener les controverses, et a essayé de l’évaser puisque ce n’est pas un thème qui date d’hier mais bien loin que cela, car il tient ses origines dans l’histoire antique et les périodes islamiques. Nonobstant les acquis dont la femme réjouit, comme le droit à s’exprimer dans le domaine politique (juste des voix électorales), économiques et intellectuels.
L’identité en devenir
D’après l’optique psychanalytique, les représentations (les imagos) sont importantes dans la formation de la personnalité, dans sa structuration et son devenir. C’est pourquoi Abdelkhaleq Jayed évoque souvent la mère et le père dans ses écritures qui sont le cordon ombilical qui rattache ses personnages à leur origine. Nous pouvons dire que dans l’écriture de l’auteur, la mythologie familiale est très importante pour ses personnages. Et même si la mère et le père ne sont pas présents comme des personnages, ils sont rappelés par les personnages, et c’est pour des raisons essentielles. Autrement dit, nos identités se définissaient par notre appartenance à des sphères d’échanges précises. Aujourd’hui tout s’échange, nous ne pouvons plus nous identifier par cette appartenance d’échanges. Mais légitimement ce point de résistance ne doit pas se réduire à une abscisse de crispation, à une question fermée. La question « qui » est tellement importante pour être ignorée. Non seulement la question « qui suis-je ? », mais plutôt « dites-vous que je suis ? ». Pour répondre à ces questions, nous devons d’abord considérer l’identité comme ce qu’il y a d’insubstituable, d’irremplaçable. Une forme d’immunité comme un noyau dur de l’identité. La capacité d’un corps à discerner les corps étrangers, à s’en distinguer pour les traiter diversement selon les cas, les défenses immunitaires sont le socle de tous les processus de différenciation entre le « soi » et l’autre. Et comme disait Paul Ricœur «Pour avoir un autre que soi il faut avoir un soi ». Et pour en arriver à ce stade il nous faut une identité narrative, métaphorique, poétique. Avant d’avoir des sujets responsables et des citoyens, il nous faut des êtres capables de raconter et de se raconter. C’est pourquoi nous aurons inlassablement besoin de la littérature.