Chronique
Par Pr. Jamal Eddine Naji
La communication a gagné le rang de priorité stratégique dans la configuration et les modes de la gouvernance. L’État ne peut plus gouverner sans communiquer à longueur de journée via tous les outils et canaux disponibles de nos jours. Et le gouverné, citoyen en démocratie, sujet en autocratie ou opprimé par une dictature, n’est plus une simple et aphone cible sans réaction, mais un producteur et diffuseur de communication. Un interlocuteur de fait qui agit et réagit, apostrophe à l’occasion, par la communication sur la place publique, même sous couvert de l’anonymat. Il interpelle, voire concurrence ou challenge, la communication des pouvoirs publics, ladite « communication publique ».
Par conséquent, l’opinion publique est devenue une somme intelligible et audible des voix des « sans voix » d’hier, c’est-à-dire d’avant l’ère numérique et sa toile digitale planétaire.
Les gouvernants, formant ce qu’on appelle restrictivement « l’État » (le citoyen électeur en est une partie, en principe et de fait malgré tout) n’ont plus le loisir de disposer seuls de la communication publique de masse. Les « mass media » d’hier ne sont plus les seuls sur la scène de la collectivité, la scène de la prise de parole en public. Ils sont concurrencés, bousculés par le citoyen (individu, gouverné) communicateur aux capacités de producteur et de diffuseur (critique, opposant) à l’échelle de toute sa communauté d’appartenance et même à l’échelle planétaire… Portant ainsi sa voix au-delà de toute frontière géographique, linguistique, sociale, culturelle…
Autant dire, par l’évidence, que nous nous retrouvons avec une nouvelle logique induite par cette ère post-moderne ou post-industrielle, soit, en l’occurrence, un paradigme de nouvelle dialectique entre le global et le local. Une nouvelle réalité qu’on qualifie de niveau « Glocal ». C’est-dire que le global se façonne de plus en plus de par les forces, les impacts (directs ou indirectes), les aspirations, les revendications, les critiques et les exigences du local. Le local bouscule instantanément le global et le centre (avec ses élites) sur tout sujet ou aspect de gouvernance et de gestion de la chose publique. Le local (l’individu gouverné, dans quelconque régime de gouvernance) oblige le global (le gouvernant, le centre, l’universel) à réagir sur ses propres espaces à lui, le local. Espaces conquis grâce au numérique dont notamment les réseaux ou media dits sociaux et plateformes individuelles, de groupes ou communautaires. Comme dit Daniel Cohen dans son récent ouvrage, « Homo numericus » (Albin Michel.2022), avec les réseaux sociaux on assiste à la fin des hiérarchies.
L’opinion publique sur la place publique
Pour la gouvernance, pour les gouvernants, plus aucune tour d’ivoire n’existe ou ne peut être à l’abri de l’intrusion de la voix et de l’impact, multimédia qui plus est, du local. Tout se voit et est condamné à être vu et dévoilé sur la toile planétaire par l’individu ordinaire. Celui-ci peut prétendre à impacter significativement les pouvoirs établis ou ceux (élites, députés…) à qui il est censé avoir confié ou délégué le pouvoir de gouverner et donc d’incarner l’État, quel que soit le régime politique de gouvernance. L’État étant le niveau global par rapport au niveau local de l’individu ou gouverné.
Hier, n’ayant, peu ou prou, d’impact que sur sa sphère immédiate de proximité, sur sa vie locale, l’individu fait irruption, par la voie numérique, dans des dimensions plus larges, plus globales. À l’échelle de sa communauté, de son territoire immédiat, de son pays et à l’échelle planétaire même (le militant de l’écologie en est-il un spécimen précurseur ?). Bref, le local s’impose de plus en plus au global, l’influence, avec plus ou moins d’impact, comme jamais auparavant.
Cette nouvelle donne ou nouvelle dialectique de la communication entre les niveaux « autorisés » ou institutionnalisés du global (État, gouvernement, parlement, Mass Media…) et les espaces communicationnels conquis par le local, grâce au numérique, a tout naturellement redéfini les attributs et les objectifs attendus d’une « communication publique ». Plus encore, cette nouvelle donne a transformé, voire bouleversé, les processus de constitution de ce qu’on appelle « l’opinion publique ». Celle-ci, est désormais forcément irriguée par la prise de parole en public de ceux et celles (la majorité) qui étaient exclus hier de la « place publique », de l’agora, de la « communication publique ». Mutant ainsi, l’opinion publique est plus porteuse que jamais des aspirations et frustrations de l’individu ordinaire qui était jusque-là sans voix, sans possibilités efficientes pour lui de faire entendre ou exposer, par la communication, la réalité de son vécu au quotidien, le réel de tous les jours dans son espace local. D’où une résonnance inédite dans plusieurs pays et régions du monde des revendications de justice sociale, de respect des droits de la personne, des libertés individuelles et collectives, comme des aspirations de participation aux décisions qui impactent le développement des territoires. L’actualité en cours l’illustre par plusieurs exemples, indépendamment des régimes politiques, depuis la France jusqu’à l’Iran (en observant le large spectre de régimes de gouvernance possibles ou de mise dans notre monde actuel) …
L’ère numérique menace la cohésion
Cependant, cette profonde mutation de la communication publique ou communication en public, se déroule, sous nos yeux, dans une formidable fragmentation, pour citer encore une fois l’auteur de « Homo numericus », Daniel Cohen. Une fragmentation qui délite ou décompose la cohésion sociale, la stabilité (dont l’État a la charge), le « vivre ensemble », l’harmonieuse et nécessaire dialectique entre le global et le local, entre l’individu-citoyen et l’État. Force est de constater que l’« e. citoyen », plus il a accès à la « communication publique » ou communication sur la place publique, plus il sape structurellement les édifices de sa vie politique, sociale et culturelle dans un réel qu’il veut voir, pourtant, être organisé et, in fine, destiné à sa socialisation et à son développement, dans la paix et la cohésion avec ses semblables. Au plan local comme au plan global. Cette fragmentation peut même mener à combattre la démocratie en rejetant ses fondements et ses règles constitutives. Elle peut déboucher, par exemple, sur un rejet total et violent des résultats d’une élection majeure dans un pays, quand on pense aux dernières présidentielles aux USA et au Brésil…Les appels à la désobéissance civile ne sont plus une rare exception dans les mouvements de contestation. La communication numérique, dynamo prometteur de fécondation inédite du débat en démocratie peut mener ainsi à abattre les fondements cardinaux de celle-ci. Le paradoxe de l’ère numérique est là !
Un paradoxe quasi civilisationnel. Toutes les civilisations ont couvé des paradoxes, plus ou moins déterminants dans leur histoire. L’ère numérique, dont l’origine, le présent et le futur sont la communication sous le règne du virtuel, au détriment, de plus en plus, du réel, annonce un virage civilisationnel pour toute l’humanité. Aussi bien au plan des relations entre les hommes qu’au plan de leurs rapports avec la nature et la planète (pensons ici, spécifiquement en l’occurrence, aux déchets, matériaux et quincailleries toxiques et polluants du numérique).
Alors qu’en conclure ?
Aussi bien pour la condition humaine que pour la nature et ses éléments, les vivants comme les inertes, les enjeux systémiques, quels qu’ils soient, pour les deux dimensions (l’espèce humaine et l’environnement écologique), se jouent, se nouent et se résolvent à l’échelle locale de la vie de l’individu. Dans ces deux dimensions, les problèmes se posent et sont vécus, dans la proximité, c’est-à-dire dans l’entourage et l’environnement immédiats de l’individu. Et c’est donc à ce niveau même que les solutions à ces problèmes sont à trouver tant elles sont les plus efficientes et structurellement prometteuses pour l’harmonie entre le local et le global, si nécessaire pour garantir la cohésion, la paix et le progrès…le « vivre ensemble », en intelligence, cependant, avec la nature comme environnement pérenne de la vie sur terre.
Comment faire donc ?
La délégation des pouvoirs en question
Les efforts de réflexion à cet égard sont encore embryonnaires. L’exceptionnelle ou quasi apocalyptique pandémie du Covid19 et l’inattendue guerre sur la terre européenne n’ont pas permis une sérénité fécondatrice pour que ces efforts de réflexion, de recherche et d’analyse, plus ou moins prospectivistes, dégagent valablement des pistes de recherches pertinentes et inspiratrices pour l’avenir de la communication en relation avec la gouvernance en démocratie. Néanmoins, dans les limites du tâtonnement actuel de la recherche à cet égard visant à appréhender ce qui peut aider à maitriser le cours de cette nouvelle ère, l’ère numérique, notamment pour l’avenir de la démocratie, on peut avancer ou cogiter deux idées ou pistes de réflexion.
La première concerne la délégation des pouvoirs de la gouvernance. Par le truchement ou mécanisme de la démocratie représentative. Aux meilleurs stades atteints actuellement par la démocratie représentative, dans quelques pays (du Nord essentiellement), l’ambition persistante, foisonnante d’échos dans la galaxie de la communication numérique (réseaux sociaux et autres espaces) est de développer une démocratie plus participative et plus délibérative, à tous les échelons de la société, depuis le local jusqu’au global (niveau national), sur tout aspect de la vie collective et de sa gouvernance. Ce qui suppose la concertation, le débat, la négociation, des forums, des consensus, des compromis, voire des referenda, tous azimuts.
Ces horizons de nouvelles dimensions à garantir au credo démocratique, à l’ère numérique, supposent une forte volonté d’innover, au même rythme que les nouveautés technologiques de la communication digitale et à celui des appels d’air en faveur d’une plus profonde démocratisation revendiquée par le citoyen se manifestant, numériquement, pour jouir de celle-ci. Innover en matière technologique des outils et canaux de communication pour qu’ils soient toujours plus accessibles et plus conséquents et efficients pour le citoyen usager, acteur actif dans la démocratie parce que se soumettant volontairement à ses règles et processus.
Parallèlement, ou en accompagnement, il faudra innover en matière législative, réglementaire et procédurale, comme en matière éthique, pour que la communication de l’E. Citoyen, sa « numérique prise de parole en public », son intrusion dans la « communication publique » soient responsables (‘’accountability’’), qu’il soit imputable, redevable de rendre compte de sa « liberté d’expression » ainsi exercée, à visage découvert, en bannissant l’anonymat et en rendant inopérante la tendance aux fake news et aux discours disruptifs, comme le discours de haine . L’objectif ici est d’étendre plus largement l’espace de l’agora et d’y admettre la plus grande majorité des citoyens (numériquement connectés, forcément) et qui sont préoccupés avant tout de prioriser leur dimension locale, leur vécu quotidien, leurs attentes et leurs objectifs, dans toute approche de gouvernance qui les concerne ou les vise, de près ou de loin.
La dynamique du digital pour les institutions
La deuxième idée est d’innover de façon volontariste au plan des institutions qui animent et gèrent la vie démocratique et sa gouvernance. Principalement dans le volet ou dispositif central de la démocratie représentative, c’est-à-dire les instances élues : conseils communaux et assemblées locales, régionales, provinciales, parlement…Afin de viser une plus profonde mutation de ces instances vers plus de démocratie participative et délibérative.
La communication numérique ne permet-elle pas d’envisager que ces enceintes de débats et de votes soient plus accessibles au plus grand nombre de voix, notamment celles venant du niveau local pour que celui-ci soit, réellement et directement, partie prenante, « in vivo » dirions-nous, dans les échanges au sein d’un parlement national, par exemple… ? Déjà le « vote électronique », récent acquis de l’ère numérique, devient une normalité de notre temps dans plusieurs démocraties (économie de déplacements, de moyens logistiques et de coûts, sans parler de possibilités de mieux contenir les fraudes) … Alors, l’élu local ne serait-il pas plus en phase avec ses populations (ses électeurs et électrices) s’il a la possibilité d’être présent physiquement davantage de temps dans sa permanence de circonscription, et d’intervenir, depuis « le terrain » comme on dit, dans un débat parlementaire organisé au sein d’un parlement réuni virtuellement, à distance… Sans obligation pour les députés de s’y déplacer physiquement, trop souvent, trop longtemps, ce qui est souvent au prix d’une déconnexion avec les réalités de la localité dont le parlementaire représente les habitants pour porter leurs problèmes et tenter de les résoudre auprès du législateur, des institutions de la gouvernance collective, de l’État… ? Dans plusieurs démocraties représentatives on reproche aux parlementaires leur faible présence au plan local au profit d’une émigration durable (et coûteuse !) dans la capitale où siège un fastidieux parlement…Ce qui les rend « hors sol » disent, pour le moins, les électeurs locaux, citoyens électeurs faiseurs de parlementaires et de parlements !
Si le vote électronique a, dans plusieurs cas, profité sensiblement à une plus grande participation des électorats, la communication numérique ne pourrait-elle pas, potentiellement, permettre un débat démocratique plus large et plus fréquent entre la gouvernance du centre et celle du local, entre les élites du « centre », en charge de la gouvernance de la collectivité, et les citoyens électeurs des territoires locaux. Cette perspective de communication plus large et plus directe, en démocratie, mettrait donc en connexion, possiblement permanente par le numérique, bien évidemment, les trois types d’acteurs décisifs pour l’action concrète sur le terrain : le parlementaire (député, sénateur), l’élu local (selon quelconque découpage en niveaux, dépendant du régime du pays) et le citoyen (individu ou groupe associatif dit de « société civile »).
Le souffle stratégique de la communication de demain
Les récentes tentatives d’organiser des débats nationaux, des consultations populaires ou au sein de partis politiques, via le Net (comme en France avec Macron et dans certaines démocraties anglo-saxonnes ou de Scandinavie) ne sont-ils pas des signes intuitifs ou précurseurs d’une démocratie à venir, animée par les moyens et les pratiques qu’offre la communication numérique ? Certes, une telle perspective qui bouleverserait profondément la politique et la gouvernance en démocratie avec ses différents modèles et doctrines variées et séculaires, est encore balbutiante et limitée à certaines démocraties représentatives. Mais le pari peut être tenu, au vu des avancées du numérique dans notre vie. Les plateformes, les réseaux, les algorithmes, les Data, les robots et l’Intelligence Artificielle (AI), sont désormais à l’œuvre dans tous les domaines de l’activité humaine. De la médecine et la chirurgie aux tâches ménagères et les transports, en passant par les arts et les industries, l’agriculture et l’enseignement, l’armement et les élections, etc. Et tout l’attirail du Web 3 ou 3.0 qui, semble-t-il, s’annonce plus libre, plus décentralisé, plus affranchi de la tutelle des États et donc encore plus difficile à réguler, est en marche.
Alors, tout compte fait, pourquoi le numérique n’impacterait-il pas plus les moyens et pratiques de la gouvernance en démocratie (régime par excellence de liberté de la communication) en en transformant les canaux, les modes et les finalités d’interaction entre le gouvernant et le gouverné, entre le global et le local ? Le local qui est, à la fois, le bourgeon et le fruit final de la démocratie. Le début et la fin. La base et la finalité.
La démocratie se jauge, en dernière analyse, à ses résultats concrets sur le vécu local des gens. Seul signe de sa vitalité. La communication est plus que jamais le souffle qui fait vivre la démocratie. Un souffle désormais vital. La démocratie dans un pays se jaugera demain selon les rôles que remplit la communication dans la vie et la vigueur de cette démocratie. Ultime confirmation, en cette ère numérique, de la primauté stratégique de la communication (locale et globale, « glocale ») pour la démocratie et sa gouvernance. Dans les recherches des spécialistes, comme dans les approches de gouvernance chez les politiques, la communication n’a jamais atteint une telle primauté, une telle valeur stratégique. A l’ère numérique elle doit donc être abordée en tant que telle, à l’aune d’une démocratie revigorée pour demain.