La mémoire des pierres

Elles sont là, nous les avons devant nos yeux, les figures rupestres. Il aura fallu attendre un peintre marocain du Sud pour les voir ressurgir de leurs pierres, de leur passé, de leur mémoire silencieuse, de leur marge historique ou de leur confinement dans des livres spécialisés.

Ces figures rappellent les passages anciens, l’ingéniosité humaine des premiers temps, les signes des premiers balbutiements patrimoniaux des civilisations révolues. Le dessin rupestre est bien la trace d’une humanité laborieuse. Seulement s’il envoie à un temps reculé, il n’en est pas moins proche parce que lié à une gestualité commune, à un corps rêveur, à cette nécessité première de reproduire le visible. C’est pour cela que ces premiers gestes ne peuvent être pensés qu’en relation avec tous les autres gestes survenus dans la chaîne artistique, à toutes ces ressources intérieures propres au pari créateur, à ce désir premier, intuitif de figurer les scènes de vie. Cela traduit déjà, comme un programme de civilisation, la double vocation de l’homme : vivre et figurer, observer et imiter.

Et le peintre Limam Djimi refait aujourd’hui en une sorte d’archéologue la découverte de ces premiers gestes, restituant les traces de ces figurations anciennes dont on ne sait pas encore beaucoup de choses, sinon qu’elles sont le legs justement de cette double vocation. A peine les reprend-il dans ses toiles qu’elles surgissent comme des images, des récits, des tablettes de la création et viennent effleurer notre regard aujourd’hui. Et au moment même où l’abstrait ou toutes les formes expressionnistes contemporaines continuent d’effacer ou de déjouer la lisibilité des corps, ces figures recréées, reprises pour motifs et thèmes par le peintre s’imposent comme réalités et vérités charnelles.

Ce n’est pas simplement, exclusivement un prétexte patrimonial, une insistance sur les références aux gravures et aux peintures du Sud marocain comme objets à sauvegarder, comme lieux à sanctuariser dans un contexte de pillage, de négligence, d’ignorance de leur valeur, d’indifférence, mais aussi une manière de se donner une source, une mémoire du réel ou une sorte de mythologie iconique. Comme il y a une «chaîne opératoire» pour les outils comme dirait André Leroi-Gourhan, il existe aussi une chaîne de «perceptions esthétiques». Ici la peinture commence parce qui l’a précédée : d’autres formes, d’autres gestes, d’autres regards. Les formes pariétales ne sont pas seulement les premières formes, les premières représentations, mais au même moment, dans la foulée instinctive du geste créateur, les premiers regards.

Créer une forme, lancer une figure (animale, humaine, végétale) sur les pierres, les bas-reliefs, les roches, les matériaux de la nature, c’est véritablement l’histoire de la naissance du regard. Le monde ne se voit pas tel quel, c’est son image qui se voit, qui installe la relation, la culture des médiations, le plaisir de voir le monde naturel en mouvement par une sorte d’art «libre» ou de signes aveugles. Il s’agit de ce que Georges Bataille appelle la « danse de l’esprit » et que le peintre Djimi fait revivre sur ses toiles en insistant d’œuvre en œuvre sur les éléments de cet univers de l’art rupestre de plein air ou découvert sur des parois intérieures. Comme il existe la réécriture, ici on peut parler de re-peinture ou reconfiguration à partir d’esquisses, de figures, de mouvements renvoyant à des réalités imaginées. Cela permet au peintre de retrouver l’art figuratif à partir d’un art ancien et de retrouver dans son geste d’aujourd’hui le geste premier. Quel grand hommage que celui-ci.

Mais ce qui ne peut être vu que comme retour des figures ou peintures rupestres, pure nostalgie, correspondance gestuelle, devient espace de création dialogique, objet d’un jeu de méditation visuelle. Cela consiste dans le plaisir de faire revenir des figures, des dessins préhistoriques, en leur donnant un contexte de reviviscence, une seconde vie qui transforme la grossièreté apparente, la rareté ou la sobriété des tracés, des silhouettes, des ombres en quelque chose d’autre plus étoffé dans la lumière de la couleur, dans la modernité ludique, dans la pertinence gestuelle d’aujourd’hui.

Les figures naguère disparates, dispersées, livrées aux vents, aux soleils d’acier du Sud, prennent demeure chez le peintre dans des univers foisonnants, avec tout un travail de manipulation, d’association, de composition et d’intégration dans des aplats de couleur, des mises en scène, des dispositifs plastiques. C’est cela le vrai travail du peintre car tout est repris, retravaillé, remodelé.

Ce procès créateur met en place un imaginaire du passé rupestre : scènes de chasse ou scènes avec une multitude d’individus, cavalcade d’animaux, déploiement de corps humains. Ce qui est linéaire, suggéré, esquissé, sommaire, sur les roches en factures raides ou spectrales, devient dans l’espace du peintre exubérance, trame riche, mouvements, récits, éclats. Tout cela pour faire naitre un jeu d’apparitions lumineux, visible, lisible. Ce qui est latent devient prégnant. Ce qui a été fait dans l’humilité de l’Histoire est transformé en évènement iconique, donné à voir comme force de représentation.

Les images d’origine sont accentuées jusqu’à la surenchère ou parfois, le peintre jouant sur l’indécision, sont noyées dans des formes d’abstraction leur donnant un certain mystère, une force d’absence. Ce dialogue avec le passé visuel, préhistorique apporte une vision dynamique de la peinture qui s’en inspire, qui élargit son espace de symbolisation, de renouvellement. La peinture de Djimi fait rayonner les vestiges des pierres, des mémoires pariétales révélant leur ampleur en affirmant impétueusement leur renaissance dans la modernité.

Il les reprend comme des possibilités de création ou de récréation. Ici l’art imite l’art avec la conscience d’appartenir à la même constance, à la même lignée, avec ce supplément de style particulier qu’apporte le peintre pour faire croire à une dramatisation anthropologique: le bestiaire nombreux et imposant (Oryx, bovins, antilope, éléphants, girafes, etc.), la course effervescente des hommes, des corps agités, des espaces de couleurs diverses tantôt sobres ou sombres, tantôt expressives ou solaires.

Qu’est-ce que le peintre apporte en plus, en perception personnelle dans son travail d’inspiration et de ressourcement? De l’imaginaire, c’est vite dit. Les traces, les figures du passé sont transfigurées, rehaussées de couleurs, d’énergie narrative : des histoires sont racontées, des tons, des paysages et des sites humains sont exposés à voir dans des «fictions» picturales qui représentent des corps actifs, des mouvements de bras élancés, tendus vers le ciel, avec des arcs ou prolongés par des lances ou tout simplement prolongés comme c’est le cas pour les membres humains et d’animaux dans beaucoup de  gravures.

Ce qui spécifie encore l’importance de la gestuelle, du mouvement dans l’acte de représentation. Le peintre renforce ces «fictions» par l’installation de décors de nature suggérée essentiellement par des aplats de couleurs vives ou par des volumes floraux ou par des tracés, signes, traits abstraits. Et ici on pense à toutes ces figures ou ensembles de peintures rupestres découvertes récemment dans la région de Tan Tan (à Azgr), qui montrent sensiblement un travail plus appliqué dans les tracés, dans l’usage des matières colorées, gravées à même les parois, offrant de frappantes scénographies.

Cela réjouit l’œil, la curiosité de l’archéologue, l’aventurier du temporel. C’est bien cela que le peintre Djimi voudrait faire sentir depuis plusieurs années dans une fascination soutenue comme si cela représentait plus qu’un prétexte ou une réappropriation de l’héritage rupestre, mais la raison de peindre, la transformation de la rencontre avec une matérialité archéologique en émotion créatrice, en argument de vie, en enjeu d’art et de culture.

Hassan Wahbi

Related posts

Top