La présidence en question

Festival du cinéma africain de Khouribga

La question du successeur de Noureddine Sail à la tête de la fondation du festival du cinéma africain de Khouribga avait, durant de longues années, taraudé les esprits des habitués du festival… L’homme était tellement immense dans son envergure, que personne de son équipe n’a émergé comme un potentiel successeur. Maintenant que l’événement fatal est arrivé, La Fondation s’est retrouvée au pied du mur pour trouver un nouveau président. C’est Habib El Malki que la fondation a retenu pour la délicate « tâche ». Comment appréhender ce choix, statutairement souverain, pour un festival considéré comme un patrimoine culturel de tous les Marocains ?

Il ne s’agit pas ici d’acquiescer ou de crier au scandale à propos de ce choix. C’est une contribution à réfléchir sur les questions qui lui sont inhérentes, à travers une approche de la complexité, chère à Edgar Morin, pour laquelle il définit la fonction suivante « La complexité nous éclaire sur la connaissance qui est un phénomène, dont nous avons besoin pour prendre des décisions, affronter la vie dans tous les domaines. Car le plus grand risque, dans la vie, c’est de se tromper dans ses choix. » (1)

NE DIT-ON PAS QUE CHAQUE PAS COMPTE DANS LA POURSUITE D’UN OBJECTIF ?

Le festival du cinéma africain de Khouribga (FCAK) est plusieurs choses à la fois. C’est un événement culturel dans un pays où la politique culturelle trébuche encore ; le FCAK a été fondé par la fédération nationale des Ciné-clubs (FNCCM), dans un esprit associatif fédérateur, et s’est développé plus tard en Fondation où la FNCCM, qui l’a fondé, n’est pas représentée. Seul son ciné-club de Khouribga y veille pour garder le festival dans son concept fondateur … Le FCAK n’est toujours pas un festival géré par l’état, comme c’est le cas des Journées cinématographiques de Carthage (JJC) et le FESPACO de Ouagadougou. Il « survit » financièrement grâce à l’OCP, aux soutiens inconfortables du CCM et des Conseils communal, provincial et régional. C’est donc un festival qui est resté suffisamment libre dans les choix de ses contenus, mais totalement dépendant du soutien d’institutions publiques, semi-publiques et celles des Conseils élus. Le caractère du FCAK qui s’est forgé grâce au militantisme de ses cinéphiles s’est ancré davantage dans ces choix par la persévérance de nombreuses personnes, dont Noureddine SAIL, son père fondateur et son protecteur. La forte et durable présence de l’homme qu’il était n’était pas de l’ordre du charisme morbide et languissant des leaders politiques du pays. Il s’agit d’une constance intellectuelle et pragmatique, centrée sur des valeurs et des finalités continuellement nourries par la réflexion et le débat. Aujourd’hui, la question est de savoir comment pallier l’absence d’un homme d’une telle stature.

Avant de tenter de trouver la personne à désigner pour la succession, des questions têtues viennent à l’esprit. Voudrait-on que le FCAK reste dans le concept qui l’a forgé ou y a-t-il nécessité de le changer ? Quelles sont les constantes, essentielles et non statutaires, qu’il faudrait sauvegarder dans une éventuelle dynamique de changement ? Allait-il être intéressant d’impliquer des personnes-ressources dans cette réflexion ou n’en faire qu’une affaire d’un noyau décideur ? Quels principes devraient guider la fondation à choisir la personne adéquate pour la succession ? Quel mode opératoire adopter pour élire un nouveau président ?

Sans le moindre communiqué faisant le point sur ces questions avant et après la décision… Il semble que la fondation a préféré y aller par le gênant raccourci annonçant de façon sèche le successeur désigné… C’est là, peut-être, un premier mauvais choix. Les actes de communications permettent d’expliquer, d’impliquer, d’éviter les malentendus et surtout de réguler ses pas. Il ne faudrait donc pas s’étonner de voir des réactions d’incompréhension ou d’indignation, d’autant plus que la controverse fait partie du génome du festival.

Les choses ont ainsi pris un tournant exceptionnel dans l’histoire de ce même festival, et peut-être aussi dans la pratique festivalière au Maroc. La responsabilité était tellement grande que la lucidité était fortement requise depuis la disparition de SAIL jusqu’à la désignation du successeur. C’est entre l’actif du festival et son avenir évasif, que nait la préoccupation de le voir se réduire à une simple et passagère activité événementielle… Oui, mais qui a dit que la nouvelle présidence n’accorderait aucune attention à ce capital culturel ? Ce n’est que par l’analyse et la définition de ce capital culturel et la réflexion sur le potentiel du nouveau président qu’on pourrait entrevoir les menaces qui guettent ce festival.

QUELLES MISSIONS POUR QUEL NOUVEAU PRÉSIDENT ?

– Le FCAK est un festival fondateur de la culture cinématographique au Maroc, et les plus importants festivals qui sont nés, après lui, au pays, lui doivent quelque chose. Il est né de la plus importante mouvance culturelle de gauche des années soixante-dix, et a gardé son caractère militant sans rupture aucune. C’est donc un festival référence, à la fois, chronologique, historique et culturelle ;

– C’est aussi à travers SAIL, le père fondateur, que le FCAK a, très tôt, rallié la revendication du cinéma africain pour sa cause identitaire. Cette revendication a trouvé écho à Khouribga, avant et après la création de la Fondation, et y a même élu leur principal sanctuaire. Et c’est ainsi que des héritiers de cette revendication, initiée par les pionniers SEMBÈNE, CHERIÂA et SAIL entre autres, naissent pour perpétuer ce combat… S’il est, aujourd’hui, toujours possible avec la nouvelle présidence de perpétuer cette tradition, il reste improbable de voir le nouveau président débattre passionnément et en profondeur des délicates questions auxquelles est confronté le cinéma africain. Il est vrai que beaucoup de critiques et d’intellectuels marocains peuvent être invités pour la tâche, mais la complexité dont on parle, apparait dans la nécessaire prise en main de cette cause africaine et l’engagement qu’elle demande à travers plusieurs actions et plusieurs rendez-vous africains où celui de Khouribga n’est qu’un maillon. L’absence d’un président rassembleur convaincu et lucide dans les débats fera perdre au FCAK de sa notoriété continentale et de son impact culturel dans l’agora du cinéma africain.

– Cette qualité de présence du FCAK à travers son ex-président était prolongée par lui-même à Ouagadougou et à Carthage, au Caire et dans d’autres espaces internationaux dédiés au cinéma africain. Il est difficile d’envisager une telle régularité chez le président désigné. Ce n’est pas de la présence diplomatique qu’il s’agit, et qu’El Malki pourrait facilement assumer. Se consacrer aux épineux et évolutifs problèmes du cinéma africain, prendre des initiatives, évaluer d’autres, déjà entreprises, créer et renouveler le réseau des cinéastes africains… tellement d’engagements que même d’autres que lui ne sauraient assumer. La fondation est fatalement censée réfléchir sur cet aspect de ses missions.

– Au FCAK, SAIL était omniprésent. Les réunions de mise en œuvre ; les conférences ; un certain nombre des projections, même s’il connaissait tous les films en compétition ; les cérémonies de clôture des ateliers ; les consultations en marge des repas… Une disponibilité totale qui paraît inenvisageable aujourd’hui. La séance des débats de minuit, qui faisait l’orgueil du FCAK ne tiendra pas longtemps même si on reconduit son extra programmation. Ce n’est que par la valeur de SAIL, la qualité de ses choix filmiques, et surtout, sa magistrale présentation, que certains festivaliers défiaient leur somnolence pour y assister jusqu’à une heure tardive de la nuit. Pour perpétuer la tradition, il est nécessaire de la repenser, en trouvant une solution au président animateur.

QUELS RAPPORTS ENTRETENIR AVEC LES INSTITUTIONS DU PAYS ?

Le FCAK, fier de ses combats fondateurs et adossé à un important soutien de l’OCP, a toujours eu des conflits avec les autorités et les structures élues de la région. Le lucide et intransigeant caractère de SAIL forçait le respect et délimitait les zones d’intervention de ces institutions siégeant à la Fondation. Cette attitude garantissait à SAIL et à son équipe du ciné-club de Khouribga la liberté de gestion des contenus et des moyens mis entre leurs mains, comme elle leur attirait, de façon insidieuse, des ennuis financiers, qui pèsent aujourd’hui encore sur la trésorerie du FCAK. Comment, le nouveau président, s’y prendra-t-il ?

Les rapports institutionnels qu’entretiendrait le nouveau président avec les autorités tiendraient à trois aspects :

– Le premier aspect : El Malki est encore un politicien aguerri qui a des alliances et des rivalités fluctuantes. Les ententes et les discordes se feront pour lui au gré des vents politiques, d’où d’éventuels conflits et tiraillements entre lui, comme président de la fondation, et les conseils territoriaux de la région. À la veille des élections de 2021, il a été et est toujours hasardeux de miser sur sa carrure politique et administrative pour résoudre les problèmes financiers du festival. L’instabilité du soutien financier continuera donc, mais sur la base de conflits d’une autre nature.  Certaines personnes de la fondation laissent, disgracieusement, entendre que SAIL avait ruiné la trésorerie du Festival, alors qu’hier encore, ils criaient leur indignation face au retrait, malveillant, du soutien financier des Conseils territoriaux de la région, et ce après avoir exprimé, de façon officielle leurs promesses ;

– le deuxième aspect tient au fait que le nouveau Président appartient aussi à des sphères influentes du pouvoir. Les événements majeurs de la politique officielle du pays s’inviteront, forcément dans la gestion du FCAK.

– Le troisième aspect s’observerait probablement lorsque le politicien se heurtera aux questions artistiques. Si l’art se permet une liberté maximale, El Malki, le politicien est censé rester campé dans sa forteresse partisane, idéologique ou administrative et sera mal-à-l’aise en essayant de justifier des choix concernant les contenus du programme et la liste des invités. Surtout que la diplomatie Maroc entreprend actuellement plusieurs choses en Afrique et se défend énergiquement sur plusieurs plans y compris le plan culturel. Un excès de censure reste à craindre pour les éditions à venir.

Loin de vouloir sacraliser l’homme qu’était SAIL, lui qui détestait la glorification à outrance, et mieux encore, en essayant d’essentialiser son œuvre, on s’entendrait à dire que c’est sa passion, son large savoir et sa forte présence physique et intellectuelle qui lui ont donné, à lui et au festival, l’envergure qu’on lui reconnait. Monsieur El Malki ne pourrait avoir à ce moment de sa carrière politique ni la passion ni l’illumination culturelle et cinématographique jusque-là inhérentes au FCAK.

QUE CRAINT-ON ET QU’ESPERE-T-ON POUR CE FESTIVAL ?

Les hâtives et regrettables improvisations, de certains membres de la fondation, qui visaient un successeur précis, manquaient de réalisme et de tact, et ont produit des réactions négatives entachant avant l’heure l’image du FCAK dans sa nouvelle version. Les réactions constatées de Mme Nadia Larguet, Lahcen Zinoun et Khadija Alami témoignent des premières brèches dans le mur de l’enceinte FCAK. L’indignation vis-à-vis de la procédure de désignation de plusieurs démocrates est aussi venue déstabiliser la décision et provoquer des réactions à la chaine, parfois tristement immatures. Défendre le choix du nouveau Président en disant qu’il est Ould l’bled (natif de la région) ; vouloir « nettoyer » le festival des personnes qui lui sont étrangères ; insulter perfidement N. Larguet, au lieu de viser la démocratie interne de la Fondation et la maladresse de son membre qui est allé l’inviter à la présidence ; traiter SAIL de « colonisateur » et « berrani », influencer des internautes qui viennent cracher leur venin… Tellement de choses insoutenables, dont les décideurs devraient être conscients et prévenir, ou dénoncer, après leur publication, à travers des  communiqués officiels.

Dans une conférence principale de l’édition de 2018 du FCAK, consacrée à la question identitaire au cinéma, Gaston Kaboré soulignait que si l’identité culturelle et territoriale fait partie du patrimoine personnel ou groupal, elle aussi instrumentalisé, des répugnances, des ignominies, voire des guerres dans l’histoire de l’humanité. Le FCAK est un patrimoine de tout le pays et de toute la planète cinématographique africaine.

Oui, bien sûr qu’El Malki appartient toujours à la région, mais qu’a-t-il à son actif comme importantes réalisations à Bejaad qui recèle un important gisement culturel, et qu’avait-il apporté auparavant au festival pour résoudre les problèmes qui l’ont toujours accompagné ? N’a-t-il pas toujours été bien placé pour aider, initier, accompagner et encourager des initiatives structurantes dans la région ?

Bien sûr que la fondation est souveraine dans ses décisions. Cela n’empêcherait pas les gens d’exprimer librement leurs points de vue sur la question. Le festival, riche de son passé, laisse quand même planer des doutes quant à son devenir, dans ce tournant décisif de son histoire. L’espoir de le voir redémarrer de plus belle façon tiendrait à plusieurs choses :

À ce que le nouveau président renonce à ses responsabilités politiques pour se consacrer au FCAK ;

Une assimilation consciente chez le nouveau président, du capital culturel qu’est le FCAK, et une implication effective pour et sa préservation et son développement ;

La revendication d’une reconnaissance officielle du FCAK comme action culturelle diplomatique ancrée dans l’histoire du Maroc moderne ;

Le travail transparent et concerté entre les membres du ciné-club de Khouribga pour réfléchir avec le président sur les questions relatives au concept du festival ;

Honorer durablement la mémoire du père fondateur et œuvrer pour assembler et organiser les archives du FCAK et refuser tout dénigrement des apports vis-à-vis des gens qui ont contribué à son rayonnement ;

Éviter tout règlement de compte et adopter une attitude intégrative des diverses potentialités cinématographiques, nationales et africaines ;

Désigner dès maintenant une personne qui seconderait étroitement El Malki pour pallier un éventuel remplacement et probablement en faire un futur candidat pour la présidence.

Repenser le mode opératoire menant à la désignation future du nouveau président.

(1) La pensée complexe aide à affronter l’erreur, l’illusion, l’incertitude et le risque, entretien de E.H, Les Échos, mai 2014, Edgar Morin : les echos.fr.

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