La société connaît une sécularisation de fait

Quelles sont les principales constatations faites pat l’universitaire spécialiste de la communication et des sciences sociales sur la présence du religieux/du sacré dans l’espace public notamment à l’occasion du mois du ramadan ? Est-ce la confirmation de la thèse sur le retour du religieux ou une inflation de visibilité de ce qui est déjà patent ?

Il serait impropre de parler de retour du religieux, car celui-ci n’a jamais quitté la matrice culturelle du Maroc. Bien entendu la période du ramadan est toute particulière, car elle condense ce qui est religieux et ce qui est sacré. Une période également source de confusion entre ce qui est licite et ce qui peut ne pas l’être, d’où la vigilance de toute une société…

Le ramadan était vécu comme un moment de dévotion mais également de jouissance nocturne. Il se fêtait en famille et dans les quartiers avec des manifestations musicales et culturelles dédiées. La pratique de l’islam et la place privilégiée du ramadan dans les mœurs, me semble être également liée à l’histoire du retour massif des morisques au 16ème siècle. Pendant longtemps ces derniers, convertis au catholicisme, pratiquaient leur islam en cachette alors qu’ils étaient contraints d’aller à l’église. Population fortunée et bien éduquée, elle fut chassée sans ménagement et souvent dépouillée de la totalité de ses biens. Avec son retour au pays, la société marocaine a été fortement éclaboussée par un vent d’orthodoxie, y compris au sein du Makhzen, vu que les élites andalouses étaient sollicitées pour occuper des postes importants au sein de la hiérarchie politique et administrative. Dans un autre registre, elle a développé une aversion à l’égard de l’occident, ce qui explique en partie le renfermement du Maroc sur lui-même, dans une période critique de l’histoire (grandes inventions, révolution industrielle, sociale et culturelle)

C’est peut-être à partir de là que le mois de ramadan et la pratique du jeûne, ont commencé à connaître de nouveaux modes de célébration principalement dans les centres urbains des villes impériales, notamment la dimension festive et ornementale. Ces élites venues du Nord ont introduit un mode de vie raffiné, mais ont imposé une certaine rigueur dans la pratique de ce mois, tellement elles avaient souffert de l’ostracisme hispanique. Il y a eu donc forcément une sédimentation au niveau de la ritualisation d’une pratique religieuse, avant même le protectorat français qui finît par introduire la pénalisation de la rupture du jeûne en public.

Nous vivons ainsi au rythme de conduites arrêtées il y a des siècles déjà et le problème aujourd’hui est de se demander comment concilier une tradition si bien enracinée avec les grandes transformations induites par la modernité ! La conjoncture de chaos prédominant dans le monde arabe complique le tableau et renvoie les peuples à leurs angoisses ultimes, ce qui explique la transformation de ramadan en un moment de profond spleen qui pousse les masses de fidèles de migrer de quartier à quartier, vers les mosquées où l’imam est le plus doué dans l’art de déclamer le Coran avec une touche de tristesse, de lamentation et parfois de gémissements ! La prière devient une catharsis collective…

Il n’est pas exclu que la vacuité idéologique et culturelle soit également à l’origine de ce discours à consistance eschatologique, particulièrement en ce mois, puisque la substance de la dévotion empreinte de philosophie ou de soufisme a depuis longtemps laissé place au jeu des supputations sur l’au-delà et les épouvantes du jugement dernier. L’espace public reste marqué par les symboles religieux même hétéroclites, mais il y a des signes précurseurs d’affranchissement progressif de ce carcan qui enchâsse l’esprit et l’âme du marocain moyen.

Certains chercheurs invitent à faire la distinction entre le retour du religieux et le retour de la religion ?

 Je préfère parler de religion et de sentiment religieux tel que développé par l’anthropologie anglo-saxonne. Le sentiment religieux est beaucoup plus diffus et donc profondément enfoui dans le subconscient qu’une religion. C’est la perception que tout un chacun se fait de la religion en son for intérieur. Mais cela n’est jamais purement individuel, car il existe un mouvement d’entrainement irréductible en religion.

Le sentiment religieux est plus intériorisé que la religion elle-même. Au Maroc, ce sentiment religieux a connu une éruption fulgurante durant la dernière décennie. Il se manifeste avec ostentation tout au long de l’année, avec une crête dans la dévotion pendant la journée de vendredi et la durée du mois de ramadan. Est-ce à dire que la religion est de retour ou que celle-ci s’estompe au profit de valeurs et pratiques moralisantes !

L’existence d’un vide sidéral en matière de production du sens religieux, fait que se propagent des idées farfelues, parfois frôlant le ridicule. Il y a une forte sensation de frustration liée à l’état actuel des sociétés musulmanes. Et de fait, ce qui semble être un retour du religieux est un exil massif vers le passé. A  défaut de franchir le pas du présent, perçu comme incertain et impie, on se réfugie dans la tradition la plus rassurante par ses commandements implacables.

Les préoccupations de la vie moderne éclipsent peu à peu le sentiment religieux encore si présent dans le quotidien, mais il s’amenuise au contact de la réalité économique, et matérielle récalcitrante. C’est ce sentiment religieux si fort et si éloigné de la religion, qui retarde sur le plan mental la progression de la sécularisation, en sécrétant des composantes culturelles régressives, qui empêchent l’entrée définitive dans la modernité.

D’un point de vue empirique, les auteurs d’une enquête sur « l’islam au quotidien », en l’occurrence Mohamed El Ayadi, Hassan Rachik, Mohamed Tozy, avancent l’hypothèse que « la religiosité n’occupe plus qu’une place limitée dans la vie quotidienne des Marocains et ne se déploie plus que dans un espace et un temps bien délimités ». Partagez-vous cette conclusion selon vos constatations et travaux ?

Il faut certainement rappeler qu’il s’agit ici des conclusions d’une étude empirique avec des interprétations forcément contingentes. La religiosité dont il est question est beaucoup plus un outil pour mesurer le rapport de l’individu à la religion, qu’un concept opératoire de la pratique religieuse elle-même. Dans ce sens, celle-ci est entrain de battre en retraite et je partage le même constat, car le quotidien des marocains est fait d’autre chose que de la seule apparence religieuse.

Mais religiosité n’est pas religion. En effet, la religion en tant que « représentation cosmogonique », demeure à la fois centrale et structurante des faits et gestes de la société marocaine. La société dans son ensemble est réglée au rythme des cinq prières, des fêtes religieuses et tous les symboles de la vie moderne sont synchronisés sur l’horloge de la religion musulmane ; à commencer de l’institution monarchique, les administrations publiques, les institutions constitutionnelles, y compris le parlement, mais aussi les médias publics et jusqu’aux grands centres commerciaux (salles de prière et appel du muezzin).

Nul besoin d’investigation particulière pour savoir que les marocains sont profondément croyants et attachés à la religion même quand ils ne sont pas pratiquants, ce qui est le cas de la majorité. Dans leur quotidien, ils réfèrent principalement aux codes religieux et implorent la justice divine.

Il y a lieu de constater que c’est durant la dernière décennie que cet engouement pour la chose religieuse a battu des records, notamment à travers une mobilisation méthodique des jeunes de moins de trente ans. L’échec des réformes d’éducation et de la coopération stratégique dans les domaines de la culture et de l’éducation avec l’UE précisément, a précipité la jeunesse vers un «ressourcement» dans les pays du golfe arabique.

Le débat est focalisé sur la séparation du religieux et du politique; à ce propos deux concepts sont alors avancés : sécularisation et laïcité, outre la laïcité à la française très marquée idéologiquement.  Comment les définiriez-vous et qu’est-ce qui les distingue de votre point de vue ?

D’abord, je ne pense pas qu’il y ait eu jusqu’à présent un réel débat sur la séparation du religieux et du politique, ce qui s’explique par l’appréhension qui accompagne toute tentative d’engager un dialogue serein sur la question. Le problème de la laïcité dans un environnement musulman réside dans le fait que certains y voient une « libéralisation » du champ de la foi dans un esprit d’empathie et d’altérité, alors que d’autres n’y voient qu’une tentative délibérée de déstructuration de la société et de l’Etat musulmans. C’est pourquoi la question de la liberté de conscience trouve beaucoup de mal à émerger, car elle est perçue comme un cheval de Troie.

La sécularisation est antérieure à la laïcité. Dans le contexte historique marocain, le passage des structures traditionnelles de la tribu, la zaouïa et corporations de métiers, aux partis politiques, à l’école et l’hôpital, marque cette différenciation de la société sur la voie de la sécularisation. Celle-ci est une notion complexe qu’on peut résumer en le rétrécissement des domaines religieux dans la vie quotidienne, y compris la reprise de nombre de propriétés qui deviennent patrimoine civil. Au Maroc, nombre de propriétés des fondations pieuses (Habous) passent au domaine public, et l’Etat s’active non seulement à rentabiliser ce patrimoine dévalorisé, mais œuvre à le transférer au domaine privé dès qu’il revêt un caractère d’intérêt général. La sécularisation porte également sur la différentiation de la société et ses spécialisations sectorielles hors champ de l’emprise religieuse. Et, enfin la prédominance chez la population des intérêts immédiats sur la recherche d’avantages post-mortem, ce qui confirme le déclin de la religiosité dont on a parlé tout à l’heure.  La sécularisation est en cours depuis près d’un siècle, même si la dimension globalisante de l’Islam fait que l’Etat garde sous sa responsabilité la gestion du champ religieux (les mosquées), la supervision des autres cultes (rénovation des synagogues, réparation et entretien des cimetières juifs).

La laïcité en revanche, fait appel à d’autres éléments d’identification comme la liberté de conscience et du culte, la neutralité de l’Etat vis-à-vis de toutes les religions, ainsi que l’égalité des citoyens devant la loi, abstraction faite de leur  croyance.

La société marocaine a des spécificités liées à son histoire, mais il est intéressant de relever que la constitution marocaine depuis 1962, dispose que « l’Islam est la religion de l’Etat qui garantit le libre exercice des cultes ». Emblématique, cet article reconnait que l’Islam est religion d’Etat consacrant l’ambivalence au sommet, le roi étant chef d’Etat et chef spirituel. Le même article attribue néanmoins à l’Etat la mission de protéger les autres cultes. Nous sommes face à une forme altérée de la laïcité, qui est en tous cas susceptible d’évolution. A titre d’exemple, l’existence du juif marocain renvoie mentalement du moins, au statut de dhimmi (principe islamique de protection des croyants monothéiste), même après la constitutionnalisation de la vie publique et l’adoption du principe d’égalité de tous les citoyens !

Or la laïcité, loin d’ébranler la religion musulmane, met à niveau le système politique et l’habilite à donner toute la liberté aux autres religions, ce qui se pose aujourd’hui avec acuité. Il me semble que la question reste d’autant plus compliquée que la société marocaine à l’instar d’autres pays arabes, n’est pas encore prête à accepter le renoncement à la prééminence de sa propre religion sur les autres croyances. Il existe une sécularisation de fait même limitée, mais le grand débat des années à venir devra obligatoirement porter sur la liberté de conscience.

Vous êtes l’auteur d’un travail académique sur « Pouvoir et religion au Maroc » (Ediff, 1999) avec un focus sur la Zaouia perçue comme acteur politique. Quelles sont les principales caractéristiques des rôles des Zaouias et quels enseignements peut-on en tirer pour éclairer le rapport du politique et du religieux aujourd’hui ?

Par le passé, la société traditionnelle était structurée outre par le makhzen et la q’bila (tribu), par les zaouïas qui assumaient plusieurs fonctions à la fois. La modernisation de l’Etat et la multiplication et la diversification des institutions publiques d’intérêt général (école, hôpital, tribunal, etc..), a réduit drastiquement leur présence et modifié leur mission. Les zaouïas continuent néanmoins d’exister sous une forme résiduelle et ne sont pas mortes comme on a parfois tendance à le croire. Les zaouïas ont perdu de leur aura sous l’effet rampant de la sécularisation justement.

Elles demeurent en ignition sous une couche de cendres, prêtes à rejaillir dés que les circonstances le permettent. Le legs socio-anthropologique de la zaouïa constitue un référentiel culturel qui continue parfois de façonner la société d’aujourd’hui.

Ainsi, un certain nombre de conduites, de comportements autoritaires et de penchants à la servitude, parfois inexpliqués dans le contexte présent, puisent leur substrat directement dans le passé confrérique et le système pyramidal des zaouïas. Il en va des apparats du pouvoir (protocoles pesants), des partis politiques (inamovibilité du chef) et jusque la structure patrimoniale de la famille (soumission et baisemain).

Bien entendu, les zaouïas ont perdu l’essentiel de leurs rôles en société, mais demeure la flamme du soufisme populaire, même si la plupart des confréries ont du mal à assurer la succession face à la raréfaction des subsides (ziaras). Il n’empêche que la Boutchichya d’obédience Kadiria, illustre encore aujourd’hui ce phénomène de rotation cyclique des grandes zaouïas makhzeniennes ; comme fut le cas pour la Wazzania sous Moulay Ismail, la Derkaouia sous Mohamed III et la Tijania sous Moulay Slimane.

Toutes les zaouïas qui ont refusé le modus vivendi du pouvoir sultanien (entre 15ème et 19ème siècles) devaient s’attendre à être combattues et détruites. On se demanderait à cet égard, si l’on pouvait se permettre de faire le parallèle avec les partis administratifs (c’est-à-dire les partis soutenus par le makhzen) pour s’expliquer comment ces derniers prolongent cette tradition sous d’autres formes et en des circonstances différentes.

La proximité, suspectée anormale, de certains partis et hommes politiques avec des milieux influents de l’Etat est pourtant une donnée structurelle du champ politique marocain et de la nature du système monarchique qui ne saurait tolérer une velléité politique distincte et autonome ! C’est peut-être pour cette raison que les associations en général et les associations islamiques ou à référentiel religieux en particulier, peinent à se frayer un chemin, tant qu’elles ne montrent pas patte blanche.

Les derniers développements politiques du monde dit «arabo-musulman» sont l’occasion pour des chercheurs d’avancer l’idée que cette région est touchée par « le désenchantement du monde » et la sortie du religieux. Le triomphe des islamistes après 2011 est également le signe de la fin de l’islamisme politique, comme en témoigne le dernier congrès d’Ennahda en Tunisie qui a officialisé la séparation de la prédication (adda3oua) et l’action politique civile.

Le désenchantement des populations arabes est en relation avec l’impuissance de leurs pays à sécréter des élites à même de rattraper le retard économique et social ; un décalage effarant avec le reste du monde développé. Quelque soit l’origine de l’EI ou ses bailleurs de fonds, l’Islam en tant que religion a été touché au cœur de cible. Il y a un avant et un après DAESH. Il ne faut pas être devin pour constater que les horreurs et les chamboulements chaotiques provoqués dans la région arabe, mèneront droit à des transformations sociales et cultuelles majeures dans le moyen terme.

Face à la léthargie des théologiens et politiques musulmans, noyés dans une torpeur séculaire, l’islam a été visé nommément et sera réformé peu ou prou, y compris de l’extérieur, à commencer de la prédication comme mode opératoire de mobilisation des foules, qui a désormais atteint ses limites.

L’incapacité des pays arabes à entrer dans la modernité en confinant leur foi dans des proportions ordinaires, est à l’origine de tous les déboires. Après les échecs successifs de la Nahda (Abdou, Afghani), du Panarabisme (Nasser), du socialisme arabe (Michel Aflak, Baathisme), l’islamisme politique semble avoir été une tentative ultime de réformer la société par une configuration revisitée du Salafisme. La montée de l’islamisme peut avoir deux explications qui se recoupent et se complètent ; derrière la marée qui déferle sur le pays, se profile bien une conviction naïve de vouloir sortir le pays du sous-développement par la pratique de la religion pure.

L’islamisme politique est aussi un moyen de brûler les étapes pour parvenir au pouvoir, après avoir longtemps souffert de la marginalisation face à des élites occidentalisées qui monopolisaient entre autres l’exercice des charges gouvernementales. Pour cette raison, tout gouvernement islamiste se trouve naturellement doté de la capacité de s’adapter soit pour accéder au pouvoir soit pour se maintenir au gouvernement ou garantir son inscription pérenne sur le tableau de l’alternance par les urnes. Au lieu de réformer la société en la ré-islamisant, la pratique de l’exercice politique finira par réformer ces partis islamistes eux-mêmes en les amenant sur le terrain de la sécularisation. C’est un parcours inéluctable.

Mohammed Bakrim

(juin 2016)

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