La Turquie de l’après putsch?

Il a surmonté des manifestations antigouvernementales qui ont duré des mois en 2013.

Il a échappé aux flammes qui ont emporté certains de ses ministres lors d’un scandale de corruption de la fin 2013, qui a touché son cercle intime. Et le président turc Recep Tayyip Erdogan a survécu à un coup d’Etat militaire – un exploit dont beaucoup de ses prédécesseurs renversés par des coups d’Etat ne peuvent se vanter.
Personne en Turquie n’avait prévu ce qui est arrivé vendredi soir quand des soldats ont pris le contrôle des deux principaux ponts sur le Bosphore à Istanbul, et fait voler des avions de chasse à basse altitude au-dessus de la capitale, Ankara.
Cependant, dans ce pays qui a connu trois coups d’Etat militaires, il y a toujours eu des lignes de faille qui ont pu conduire à cette tentative de putsch.
Ces dernières années, détracteurs de M. Erdogan, gouvernements étrangers et citoyens turcs ont fait part de leurs inquiétudes sur sa tendance grandissante à l’autoritarisme.
Arrivé à la tête du gouvernement en 2003 sur les ruines d’une grave crise financière, M. Erdogan est loué par ses partisans comme l’homme du miracle économique et des réformes qui ont libéré la majorité religieuse et conservatrice du pays du joug de l’élite laïque et des interventions politiques de l’armée.
Mais depuis trois ans, il est aussi devenu la figure la plus critiquée de Turquie, dénoncé pour sa dérive autocratique et islamiste.
Le chef de l’Etat veut changer la Constitution turque actuelle, rédigée sous l’influence de la junte militaire qui avait pris le pouvoir en 1980 en Turquie. Cette réforme a essentiellement pour but de faire passer la Turquie d’un régime parlementaire à un régime de type présidentiel afin de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains.
Or, l’homme fort du pays possède déjà un pouvoir politique, économique et médiatique inégalé dans l’histoire moderne de la Turquie.
Selon Aykan Erdemir, chercheur à la Fondation pour la défense des démocraties (FDD) à Washington, la peur au sein de l’armée de ce nouveau système est l’une des raisons de cette tentative de coup, ainsi que «le refus d’Erdogan d’être impartial».
Selon Sinan Ulgen, directeur de l’Edam (centre de recherche basé à Istanbul), à la différence des précédents coups, ce dernier n’était pas soutenu par l’ensemble de l’armée, mais mené par un groupe de militaires.
«Cela a dépassé la chaîne de commandement : un groupe assez réduit au sein de l’armée, qui a même pris en otage» le chef d’état-major des armées, le général Hulusi Akar, a expliqué à l’AFP M. Ulgen.
«Ce n’était pas une opération organisée par l’armée, et on l’a bien vu. Sans le soutien total de l’armée, ils ont manqué d’hommes et de compétences», poursuit cet expert.
Selon le chercheur Aykan Erdemir, l’ère des coups d’Etat réussis – comme en 1960, 1971 et 1980 – est terminée, et l’opinion publique y est en majorité hostile.
Cette fois-ci, le pays a fait preuve de plus de solidarité avec le régime civil en place. Les trois partis d’opposition au Parlement ont rapidement condamné la tentative de coup.
Les partis politiques n’ont pas «de très bons souvenirs» des précédents coups et de leurs expériences amères sous la férule des régimes militaires, note M. Erdemir.
«Quand les gens ont réalisé qu’il (ce coup) n’avait pas le soutien de l’armée, cela a été plus facile pour eux d’être contre», explique Sinan Ulgen.
Des théories de la conspiration ont même fleuri sur Twitter avec le hashtag «#Darbedegiltiyatro» («ceci n’est pas un coup, c’est du théâtre»).
Cette tentative de coup, qui «semblait destinée à échouer», a soulevé des soupçons, juge ainsi Natalie Martin, conférencière spécialisée en relations politiques et internationales à l’Université de Nottingham Trent (Royaume-Uni).
M. Erdogan, tacticien politique hors pair, verra sans doute dans ce putsch raté une occasion de resserrer son contrôle sur la Turquie, mais il fait face à un dilemme.
«Il peut capitaliser sur le fait que tous les partis (politiques) l’ont soutenu et construire une ère de consensus, ou il peut utiliser cette opportunité pour consolider encore plus» son pouvoir, relève M. Erdemir.
«Presque tout dépend de lui – le chemin qu’il va prendre va avoir d’énormes conséquences. Mon côté optimiste veut croire à la voie démocratique, mais mon côté réaliste et pessimiste pense que Erdogan ne ratera jamais une telle occasion», estime-t-il.
Pour Sinan Ulgen, le président turc en sortira plus fort, mais «la question est de savoir si il est enclin à utiliser cette situation pour aller vers une politique plus consensuelle».
«C’est une occasion unique de progresser vers une politique démocratique plus ambitieuse. Mais le scénario le plus probable est que Erdogan va l’utiliser pour assouvir ses ambitions personnelles et mettre en place un système présidentiel», conclut M. Ulgen.

(MAP)

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