Laamrani: Le Gouverneur est et restera un « fonctionnaire politique »

Al Bayane : Avant de nous présenter votre ouvrage sur «le rôle du gouverneur au Maroc», pouvez-vous, Maître Laamrani, nous présenter les motivations, l’actualité et l’opportunité du choix de ce thème?

Me Abdelatif Laamrani : Ce travail est en effet la consécration de ma thèse de doctorat en droit public, soutenue à Paris 1-Panthéon-Sorbonne en mai 2015, qui a couronné des travaux de recherche débutés en 2010, dirigés par Monsieur Michel Verpeaux, le grand constitutionnaliste et spécialiste du droit des collectivités locales et des sciences administratives. Les motivations derrière ce choix sont multiples, la plus importante est d’ordre scientifique et pédagogique, puisque les travaux qui ont été réservés à la question du gouverneur en droit public marocain peuvent être comptés sur les doigts d’une seule main, ils datent tous des années d’après l’indépendance ou des années 80,  par M.Driss Basri ou sous l’égide de l’artisan et fin connaisseur des arcanes de l’administration territoriale marocaine, le professeur Michel Rousset, qui m’a fait d’ailleurs l’honneur de présenter mon travail lors de sa publication. L’actualité du sujet ne laisse pas de doute,  à un moment de chamboulement et de recomposition des États, les agents de l’administration ne peuvent rester immobiles, le gouverneur ne fait pas exception à cette règle, il a été inscrit au cœur d’une dynamique de changement continu depuis 1977 date de la promulgation du premier Dahir régissant ses attributions le 15 février 1977. En 2016, on ne peut se contenter de la vision politico-administrative des missions et du rôle du gouverneur, qui n’est plus adaptée aux impératifs de l’administration territoriale du XXIe siècle : au seuil de la mise en place de la régionalisation avancée voulue par le Souverain et en parallèle avec les grands chantiers qu’il mène, le gouverneur ne peut plus rester cantonné dans son rôle classique de coordonnateur et de gardien de l’ordre public (même si ces deux missions continueront toujours le socle de l’action gubernatoriale), il est plutôt appelé à devenir de francs bâtisseurs et de réels promoteurs du développement local.

Vous faites référence dans votre livre au rôle du droit français et de l’organisation administrative française ainsi qu’aux traditions ancestrales dans le façonnement de cette institution au Maroc. En soixante années d’existence et de pratique, l’institution de Gouverneur en particulier et d’agent d’autorité en général, n’a-t-elle pas évolué pour se forger une identité locale propre et moderne? Autrement-dit, quelles sont les principales évolutions que le rôle de gouverneur a subi entre 1976 et 2016?

Dans le cadre de l’historique de l’institution du gouverneur, il faut que j’insiste ici sur le fait qu’elle est le fruit des modes de gouvernement marocain moderne et traditionnel, elle ressort d’une trajectoire historique en partie façonnée par l’institution du Protectorat français dans son interaction avec l’Empire chérifien, en effet on a tendance à oublier ou méconnaître que le découpage administratif du territoire, laissait apparaître deux sphères : l’une appelée « Bled Siba » et l’autre appelée « Bled Makhzen », le premier correspondait aux tribus berbères et le deuxième correspondait à la partie du territoire dans laquelle les populations avait fait allégeance au Sultan, c’est dans cette deuxième partie où l’on va rencontrer les premiers représentants du pouvoir central, agents d’autorité modernes ou délégués moderne du Makhzen traditionnel, les Pachas dans les villes et les Caïds dans les campagnes…

Dans le même sens, c’est dans le cadre de l’organisation administrative locale que le premier régime municipal « moderne » verra naître le premier germe du Gouveneur qui fut créé par le dahir du 1er avril 1913, qui favorisa la consolidation du « Pacha-Gouverneur » comme administrateur et représentant légal du Makhzen central dans la ville. Dans cette évolution, la fonction de Gouverneur au Maroc a dû s’adapter à plusieurs bouleversements institutionnels et mutations profondes qu’a connu le pays, dont les effets ont touché directement les attributions de l’État qui a exprimé sa volonté d’asseoir son autorité sur toute l’étendue du territoire…

Mais la fonction moderne de Gouverneur (« Âmel ») n’a été créée qu’en 1955 par le Dahir du 16 décembre 1955 relatif à l’organisation provinciale, c’était l’un des premiers textes pris par le Gouvernement indépendant présidé par Ben M’barekLahbil El Bakkay, ce texte créa 10 régions et 2 préfecture, chacune de ces circonscriptions a été mise sous l’autorité d’un Gouverneur…

En effet en 60 années d’expérience et de pratiques le Gouverneur marocain a dû affronter bien des épreuves pour acquérir une capacité d’adaptation. Il est lié de manière fusionnelle à son ministère de tutelle dont la prééminence ne cesse de s’afficher( le ministère de l’intérieur) et à son terreau de création (le Makhzen traditionnel). L’une des qualités consubstantielles à son identité est son indéfectible fidélité à la personne du Souverain, ce qui es tout à fait normal, puisqu’il est nommé par lui et fait office de son représentant dans son ressort territorial…

Le Gouverneur est un agent du Markhzen, et à son image, sa situation au Maroc met en exergue la structuration du processus choisi par l’administration du pays pour faire face aux contraintes subies qu’elles soient structurelles ou conjoncturelles. Tantôt, comme outil de restauration ou de reconstruction de l’État, tantôt comme garant de la sécurité et de l’ordre public et parfois même comme « soupape » politique, puisque – et cela on l’oublie souvent- le Gouverneur est et restera un « fonctionnaire politique » « politischerBeamte » selon La tradition administrative allemande développée par Max Weber dans « Le Savant et le Politique »…

C’est pour cela que le processus de recrutement des Gouverneurs est intimement lié à ces préoccupations et doit être entouré de la plus grande précaution pour éviter « les erreurs de castings » qui peuvent être très coûteuses pour l’administration, et que dès le départ les premiers textes juridiques fixant leur statut admettaient une grande liberté discrétionnaire du pouvoir central dans leur choix, mais aussi dans leur révocation.

De représentant de S.M le Roi, le Gouverneur est devenu le représentant du Gouvernement au niveau local. Les réformes successives, depuis les années 90 devaient en faire un coordinateur des services extérieurs et un représentant du pouvoir central, dans quelles mesures ces réformes ont-elles contribué à la modernisation de cette institution?

Il ressort de l’article 49 de la nouvelle constitution du 20 juillet 2011 que la nomination de Gouverneur est un acte qui est désormais du ressort du Conseil des ministres qui : « délibère de la nomination sur proposition du chef du gouvernement et à l’initiative du ministre concerné ( le ministre de l’intérieur) de Wali et de Gouverneur », ce texte apporte une modification de fond et de forme à la nomination de Gouverneur

Au niveau du fond, l’article 49 consacre sans ambiguïté le rôle prééminent du chef du Gouvernement  dans la nomination de Gouverneur, il était proposé à la nomination royale sous le règne de l’ancienne constitution de 1996, c’était le ministre de l’intérieur qui établissait la liste des nominations de Gouverneurs, on a souvent critiqué ce mécanisme qui encourageait plus la solidarité corporatiste, le clientélisme, et les réseaux de fidélité au sein du département de l’intérieur au détriment de la compétence et du talent des candidats à la fonction de Gouverneur…

La procédure de préparation et d’adoption de la liste de nomination n’est pas prévue par un texte réglementaire, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et encourage toutes les convoitises des candidats internes à l’Administration ou externe dans la proportion de ce qu’on appelle le recrutement au « tour extérieur »…

Le nouveau processus de nomination tel qu’il est prévu par le texte constitutionnel de 2011 est plus ou moins comparable avec la procédure de nomination des préfets en France édictée par le décret du 1er octobre 1959 qui a prévu que la nomination des préfets se fait par décret du Président de la République en Conseil des ministres sur proposition du ministre de l’intérieur.

9782343101507rRelativement à la question de la représentativité de Sa Majesté le Roi, il faut ici rappeler les dispositions du Dahir précité du 15 février 1977 relatif aux attributions du Gouverneur,  en vertu duquel le Gouverneur a été promu en 1977 comme représentant direct du Souverain,  » Le Gouverneur est le représentant de Notre Majesté dans la préfecture ou province où il exerce son commandement » c’est ce qui ressort de l’article premier de ce texte. Cette consécration avait confirmé la qualité d’autorité supérieure qui avait été reconnue au Gouverneur qu’il tire d’une institution constitutionnelle et religieuses « le  le Commandeur des croyants » légitimant son pouvoir de représentation alors même que l’article 102 de la constitution de 1996 considérait le Gouverneur uniquement comme « représentant de l’État » et non pas du Roi, la dernière constitution de 2011, dans son article 145 le considère désormais comme représentant du « pouvoir central » dans les provinces et préfectures, les nuances sémantiques en droit constitutionnel sont de taille, il faut leur donner tout le poids qu’elles méritent…

La coordination des services extérieurs reste l’une des prérogatives et missions principales de ce haut fonctionnaire, il est représentant du pouvoir central dans son ressort territorial et sans son intervention qui synthétise la vision gouvernemental dans son prolongement local, les services déconcentrés de l’État s’en trouveraient bridés… je ne peux ici ne pas citer La la formule très imagée de Chaptal, Ministre de l’intérieur de Napoléon qui disait de l’équivalent français du Gouverneur :  « Le préfet, essentiellement occupé de l’exécution, transmet les ordres du gouvernement  jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre sociale avec la rapidité du fluide électrique »…

Comment se présentent aujourd’hui les relations entre le Gouverneur et les instances élues?

Il s’agit du positionnement du Gouverneur dans le cadre de la décentralisation ou la régionalisation avancée dans notre pays, désormais le gouverneur n’est pas uniquement le tuteur sur les Circonscriptions territoriales où il exerce son commandement,  que ce soit au niveau de base dans la commune, dans la préfecture et la province ou dans la région, il doit se positionner comme un représentant du pouvoir central et comme c’est le plus haut fonctionnaire dans la circonscription administrative dans le ressort territorial où il est nommé, il doit agir auprès des élus locaux parfois comme un médiateur et/ou comme un arbitre…

À cause de sa place dans l’imaginaire populaire comme représentant du Makhzen, il est en contact permanent avec les citoyens, mais aussi avec leurs représentants locaux, ces derniers bénéficient de la légitimité élective de la démocratie locale, le Gouverneur, lui, a pour légitimité le pouvoir que lui procure la nomination Royale, il doit chaque jour mériter la confiance mise en lui, il doit chaque jour se demander si il a été à la hauteur de la haute mission qui lui a été confiée…

Autrement dit si au lendemain de l’indépendance l’exercice de la fonction d’autorité était caractérisé par la volonté du maintien de l’ordre et de présence de l’Etat dans tous les prolongements territoriaux dans le commandement des villes et des campagnes, en œuvrant dans le sens de la centralisation puis de la déconcentration, sans qu’il y ait pour autant les moyens humains et matériels nécessaires à cette évolution. Aujourd’hui, nous  vivons une nouvelle époque où le Gouverneur devrait être un bâtisseur, un promoteur et un facilitateur de l’autonomie locale sans oublier les impératifs de la consolidation de l’unité nationale…

Sur les plans socio-politique et économique, quelle évaluation peut-on faire de la relation entre le Gouverneur et les administrés?

Le 12 octobre 1999 Sa Majesté le Roi Mohammed VI prononce à Casablanca devant les Walis, les Gouverneurs des régions, préfectures et provinces et responsables et cadres de l’administration, sa célèbre allocution instaurant « le nouveau concept de l’autorité » censé être un instrument qui veille sur le service public, gère les affaires locales, préserve la sécurité et protège les libertés individuelles et collectives des citoyens. Selon ce principe, le Gouverneur doit être en contact permanent avec les citoyens pour traiter leurs problèmes sur le terrain, en les y associant …il s’agit d’un concept global qui visait la réconciliation du citoyen avec l’autorité et l’administration dont il est l’usager, tout en préservant sa dignité…

Mais force est de reconnaître que le nouveau concept de l’autorité qui a exprimé la nouvelle responsabilité des Gouverneurs, est parti d’un constat critique des pratiques passées au sein de l’administration, notamment les dysfonctionnements ou les déviances et maux dont a toujours souffert la mise en œuvre de son action…toute cette philosophie et ce plan d’actions sont restés malheureusement lettre morte, le rapport entre agents d’autorité et citoyens est resté otage de mentalités rétrogrades au sein de l’administration issues de lectures biaisées du rôle du Makhzen et de ses agents ( l’administration traditionnelle dite Makhzen n’a pas que des tares, elle a permis ou du moins contribué à l’affermissement de l’autorité de l’Etat et sa continuité, en termes de sécurité et de maintien de l’ordre, elle a même joué un rôle primordial, à travers le contrôle politico-administratif par ses agents d’autorité disséminés sur tout le territoire, donc on ne peut balayer d’un revers de main le Makhzen, il faudrait juste le moderniser…).

Alors que le citoyen ne doit plus être considéré comme un simple usager destinataire de réglementation et de commandements, mais comme une personne digne et détentrice de droits  qu’il s’agit de respecter et de faire respecter dans le cadre d’une administration citoyenne. Mais tout cela passe par la modification du rôle de l’État qui doit passer inéluctablement par la relance de la déconcentration horizontale, c’est en ce sens que le nouveau concept de l’autorité doit se décliner par une déconcentration du pouvoir de décision de déployer les compétences de l’État vers les champs territoriaux en vue de satisfaire les besoins fondamentaux des citoyens : la promotion des investissements, la création d’emplois et l’amélioration de la qualité des services publics locaux…

le nouveau concept d’autorité ne peut être mis en œuvre sans un environnement favorable et l’existence de certains préalables : un changement de mentalités qui constitue une rupture avec les pratiques négatives du passé, une volonté permanente de changement, une suprématie de la loi en vue de consolider l’État de droit, le renforcement de l’encadrement politique et des structures partisanes, syndicales et associatives…

Mais tout ce changement ne peut se faire que par des hommes et des femmes dignes d’exercer la haute fonction d’autorité : celle-ci, selon Mirabeau, ne pouvant »(…) avoir de fondement solide que dans l’avantage de celui qui obéit ».

Najib Amrani

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