Le corps et le grotesque dans les célébrations populaires amazighes (partie 3)

Le ridicule

La majorité des festivals et des célébrations amazighes sont connues pour leur grand penchant à construire le corps de l’acteur ou du personnifié en une image ridicule, regroupant des éléments humains, animaliers ou relevant des plantes.

Dans la procession de Bouwghanim, le chanteur et acteur principal est vêtu d’habits spécifiques, hauts en couleur, sur sa tête une couronne de plumes de poule ou de paon, qui lui donne l’aspect d’un coq. Et il tient à ce que sa tête soit acérée semblable à celle du coq .

Et dans la mascarade de «bachikh», le héros s’accoutre  «Asmala et met une ceinture sur son derrière, muni de sandales trouées. Il met sur sa tête  une peau sèche et sur ses oreilles de petites feuilles des figues de barbarie. Quant à la face, elle se cache à l’intérieur…forée de l’intérieur, trouée au niveau des yeux et de la bouche. Aux côtés de la bouche se trouvent deux défenses de phacochères».

Sans doute, ces aspects du grotesque corporel dans les célébrations amazighes ne constituent qu’un élément dérisoire d’un système général et large qui fait exploser des énergies de l’expression des idées communes, ayant pour ambition la libération et la fuite des tous les jougs. C’est un niveau élémentaire d’un discours global qui œuvre sur les méthodes de dénégation, de réfutation, d’exagération et de mixage… pour concrétiser les sentiments «de l’abomination, du rire, de caricature, d’horreur, de liesse et de douleur, de vie et de mort, de dialectique et de critique, physique et métaphysique, pour «consacrer» une culture de critique qui aspire au renouvellement et au changement».

1- Les significations culturelles et anthropologiques

Ces positions et ces formes de déformation et de mascarade du corps dans les célébrations populaires amazighes reposent sur le principe humain général qui fonde tous les carnavals, principe qui consiste à s’attaquer au sacré, en le ridiculisant, en s’orientant vers les interdits et contre leur forme d’expression.  Et ce, en «se révoltant contre le corps saint qui cadre avec l’institution sociale, ayant une identité connue, une efficacité calibrée et une discipline surveillée continuellement»  , en le rendant absurde, éclaté et déformé. Fait qui reflète – au niveau symbolique – l’action absurde visant les valeurs morales, religieuses et sociales.

La mascarade du corps dans sa majorité lors de ces célébrations focalise sur sa partie basse, impure, lieu de l’interdit et de la criminalisation, partie des « instincts » animaliers, qui est à la base du premier pêché de l’humanité…Le phallus est présenté à l’envers, sur son dos ou gonflé sous forme d’un long bâton sur lequel sont attachées des aubergines, ou porté, dressé,  par un jeune dans sa main, ou mis dans le panier d’un des acteurs qui l’exhibe en se promenant…Quant au derrière de la femme – qui attise les instincts -, il est présenté sous une forme attirante dans ce sens qu’il est exagéré, secoué et objet du jeu. Tout cela est inséré dans le cadre d’un jeu caricatural, critique et humoristique. Car la société traditionnelle ne permet pas d’exposer ces organes, ni d’en parler que sous forme de jeu et de divertissement.

Le traitement des organes sexuels de cette façon caricaturale et divertissante dépasse – fondamentalement – la question du sexe et atteint les questions morales, sociales, religieuses et politiques ; parce que toutes ces questions s’enchevêtrent de manière complexe chez l’individu et la société amazighe traditionnelle. C’est pourquoi, nous trouvons, dans nombre de célébrations amazighes, les thématiques du sexe, de la religion et de la politique qui s’amoncellent et s’entremêlent. Dans la célébration «Bachikh» dans le Rif, tout le monde participe à la critique de la prière, de la justice et de la religion, en ridiculisant les responsables de façon exagérée, repoussante et horrible et s’implique dans des scènes et des positions sexuelles caricaturales et ostensibles.

Ce grotesque qui centre sur la partie basse du corps peut constituer un retour à l’harmonie des profondeurs de l’âme humaine primitive, considérée comme moyen de résistance que la société emploie lors des célébrations pour éviter toutes les formes de violences qui pourraient découler de la répression du corps et de ses désires de vivre normalement ; dans ce sens que ce grotesque permet de dépenser les énergies négatives accumulées et offrir l’occasion au corps pour qu’il se réconcilie avec l’état physique et naturel qui est la raison d’existence de l’homme et son essence. En d’autres termes, cet aspect exagéré de la laideur et de la violence n’est que le reflet de la laideur et de la violence internes dont il faut se débarrasser.

Et en plus de la partie d’en bas, une grande part de la déformation vise le visage, qui cumule ses configurations, change ses traits et son air, exagère sa défiguration de telle sorte qu’il provoque le rire et l’horreur de manière attirante, masque son identité qui rassemble ce qui est humain, ce qui est animalier et ce qui a trait aux plantes. Il est teint en suie et sali par les déchets, paré de détritus et de choses immondes…

Cette défiguration extrême qui atteint le visage viole les normes sociales et les préceptes religieux, déstabilise la logique individuelle et sociale qui s’appuie sur l’idée du sacré. Elle recourt aux diverses activités humaines, de nature essentiellement animalière et de manière spécifique et les étale sur la partie la plus visible du corps…

Parce que le visage est la clé d’appréhension des individus et la porte d’accès vers leur intériorité, la majorité de ces célébrations tente profondément de personnaliser le vécu des hommes au sein de la société et les contradictions qu’ils dissimulent et s’activent pour en dessiner les aspects par les masques, le maquillage et les accessoires. Elles montrent ainsi leur dimension corrompue, leur déliquescence et leur injustice, leur laxisme et leur déviation, étalés devant la société.

Le reste du corps qui s’oppose à l’aspect grotesque du visage et des organes sexuels, évoque -comme l’atteste beaucoup de chercheurs – des reliquats anciens de paganisme, lié à l’adoration du bélier et les sacrifices dédiés aux dieux et à des rites qui réactivent le premier temps physique pure qui permettait d’exorciser les péchés et les diables pour s’en purifier.

Pour ce faire, les postures qui narguent, dans lesquelles s’engage le corps défiguré, peuvent être un symbole du «plongement nocturne universel, d’avant la formation dans les…, pour garantir le retour de la reproduction totale de la vie, et par conséquent la fertilité de la terre et la profusion des cueillettes».

La célébration du corps grotesque dans les célébrations populaires amazighes est une sorte de rupture avec l’ordinaire quotidien, le sacré et le devoir, dans ce sens qu’elle permet de «dire l’interdit et violer la loi, mettre en relief l’éros déviant sous les cendres de la pureté sociale». Et le changement et le renouvellement adviennent de même que les occasions de production et de sauvegarde de la cohésion sociale.

Fouad Azarual et Mohamed Moukhlis

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