L’écriture, un voyage en soi

Réflexion

Par M’hammed Mellouki

J’écris depuis cinquante ans et ne me suis jamais demandé pourquoi je le fais. Tout se passait comme si écrire allait de soi. Il n’en est rien, je crois. Aujourd’hui est pour moi une occasion de réfléchir un peu sur la question[1] : pourquoi écrit-on ? Pourquoi écris-je ?

1.  L’écriture comme voyage en soi

Je fais mienne l’idée de Michel Foucault selon laquelle l’écriture est une activité dont l’objet ne peut être défini en dehors du processus scriptural. Foucault écrit : « … Quand je commence à écrire une étude, un livre, n’importe quoi, je ne sais réellement pas où ça va aller ni à quoi ça aboutira ni ce que je démontrerai. Je ne découvre ce que j’ai à démontrer que dans le mouvement même par lequel j’écris » (M. Foucault. Le beau danger).

L’écriture est l’expression d’un brasier qui se consume en moi, entretenu non par une passion quelconque, mais une impulsion étrange, irrésistible, douce ou violente par moments, qui me transforme en lutteur armé de tournures, de métaphores, de piques : offensives illusoires lancées contre les tensions qui m’habitent. Je m’adresse des paroles dures et incongrues, des cris étouffés, des suppliques, dans l’espoir de faire barrage à la résurgence d’outrages que je ne peux m’avouer sans me sentir honteux atteint dans ma dignité. Je tempête, m’invective, me culpabilise, m’érige en tribunal, j’y suis l’accusé accusateur, le juge et l’avocat, de mémoire je déploie les charges accablantes, récuse à une à une les pièces à conviction, plaide les circonstances atténuantes ou aggravantes, me condamne, m’absous jusqu’à la prochaine fois, me serre dans mes bras ou fais à toute allure une course de dix kilomètres, éponge ma sueur, reprend le passage manuscrit, biffe ce qu’il y a biffer, reformule et reformule jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Écrire.

Quand j’écris je navigue à vue, seul. Je tente de briser les fils ténus qui m’attachent à la société. Celle des origines pèse sur ma conscience, mes mouvements, mes idées, mes choix, mon bien-être. Son fatras d’idéologies, de faux-semblants et de silences coupables trouble ma quiétude. Celle d’adoption m’épie, me rejette, m’attire dans ses miroirs aux alouettes, me tend des traquenards que je ne réussis pas toujours à déjouer. La société à mes yeux n’est que la somme d’individus, leurs intérêts, leurs convoitises, leur ego démesuré qui se sont donné des lois, des systèmes moraux et éthiques leur permettant de se supporter, freiner leurs instincts belliqueux, mieux profiter ou s’accommoder les uns de l’existence des autres. Parfois ils y parviennent. Mais à quel prix ? Bref, je tente de faire la sourde oreille à sa morale, de l’arracher de moi. Impossible. J’essaie de m’en extirper. Impossible. Je fais avec.

Il n’y a plus de dialogue. L’écriture me précipite dans un monologue, une clôture, un refus de partage. Je brise les armures, m’enfonce en moi, fouille à la recherche de ce qui est tapi au fin fond de moi-même auquel je n’ai accès que par pure intuition. Le numineux, pour emprunter la terminologie de Karl Jung. Lieu inapprochable par autrui. Théâtre de quelque chose comme de l’affliction, mal croupissant en moi depuis si longtemps. Ressac de profanations perpétrées par l’autre, auquel on m’a appris à me fier, à me soumettre. L’écriture me permet d’approcher ce quelque chose, de l’extraire de l’entassement des dépôts sédimentaires, le ramener à la surface de la conscience, le confronter, m’en libérer.

  • Langue et écriture

Certains de mes compatriotes me reprochent l’emploi du français alors qu’à l’origine je suis arabisant, donc en mesure d’écrire en arabe. Pourquoi ne le fais-je pas ? Voilà une autre question que je ne me suis jamais posée de manière aussi directe.

Aux yeux de Nabokov, l’acte d’écrire n’a de saveur que s’il s’accomplit dans la langue première et fait revivre les scènes des origines.

Répondant à la question s’il se considérait comme américain, il écrit : « Je dois trop à la langue et aux paysages russes pour être ému […] par la littérature régionale américaine ».

Réponse surprenante venant de quelqu’un qui a appris l’anglais avant le russe, a étudié la littérature dans une université britannique et l’a enseignée dans une université américaine, vécu vingt ans aux États-Unis, publié huit romans, y compris Lolita, son œuvre majeure, dans cette langue et qui a, selon son propre aveu, décidé de devenir citoyen américain et de faire de ce pays son foyer.

La réplique de Nabokov étonne moins si l’écriture est vue dans le sens d’une entreprise qui puise ses ressources dans le tumulte des forces identitaires, dans le magma de scènes, d’images, d’émotions, de tensions amassées depuis les jeunes années de l’existence, qui font et limitent les ressorts du vivant, ou, pour employer les termes de Boris Cyrulnik, une poubelle où s’entassent les humiliations, les agressions sexuelles et la violence. C’est en « écrivant, martèle Cyrulnik, en raturant, en gribouillant des flèches dans tous les sens, que l’écrivain raccommode son moi déchiré. Les mots écrits métamorphosent la souffrance ». (B. Cyrulnik).

J’éprouve en ce qui me concerne un sentiment fort différent à l’endroit de ma première langue, je ne dirais pas maternelle, mais d’apprentissage, l’arabe dans laquelle j’ai été enseigné et que j’ai utilisée dans mon enseignement, et de la seconde, le français, que j’ai découverte fort tardivement et dans laquelle j’ai rendu compte de mes travaux de recherche et publié quelques récits et fictions.

Cette langue, l’arabe, dont j’ai autrefois goulûment goûté les grands poètes, de la période préislamique aux temps modernes, dont j’ai étudié les philosophes anciens et contemporains, dont j’ai lu quelques-uns des meilleurs romanciers, cette langue, dont le lyrisme et la poésie jadis enflammaient mon imagination, ses envolées passionnées ne suscitent plus en moi qu’une évanescente étincelle d’émotion.

Si, comme Nabokov, je reste sensible aux paysages et personnages marocains, c’est que les artefacts, ces objets de la mémoire qu’éveillent en moi de tels paysages et personnages, ne tirent pas leur substance des ressources de la langue d’apprentissage et de l’écriture. S’il m’est plus aisé et moins douloureux aujourd’hui de les évoquer en français, ma seconde langue, c’est qu’ils demeurent gravés en moi comme de pures sensations, un marquage sous forme d’émotions fortes tatouées en moi.

L’arabe de l’écrit, dont j’ai commencé l’apprentissage à l’école coranique – cette institution de destruction de l’innocence – reste étroitement lié aux traumatismes de mon enfance. Appris à l’âge de la maturité et loin du théâtre de ma prostration, le français me permet de me pencher sur le lieu de mes commotions sans que je n’y sois de nouveau englouti, sans que les scènes humiliantes ne reviennent me hanter, broyer ma quiétude et prendre possession de toute lucidité. Le français n’est pas un butin de guerre, comme disait l’autre, mais un vecteur de lutte dans un combat mené au sein des catacombes de la mémoire.

Évoqués dans un idiome qui leur est étranger, non contaminé par le contexte, les affres du passé se laissent approcher sans montrer leurs griffes acérées. L’écriture littéraire est un périple vers soi, une plongée dans les méandres du subconscient et de l’histoire singulière de l’écrivain. Catapultés par la folle illusion d’une paix au bout de la route, on y crapahute, tantôt droit conscient déterminé, tantôt vacillant ballotté par les rafales glacées du passé.

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