« Lettres ravalées. Rétro-regards sur les bifurcations d’une époque »

Note sur l’ouvrage de Brahim Labari

Justifiant son projet éditorial, Brahim Labari soulève plus d’un questionnement dans des termes qui incitent au pessimisme sociologique : « Comment rapporter, en sociologue, sur un parcours de vie meurtri par un destin fouettard ? Comment, après tant d’autres, expliquer la guigne qui poursuit toute une lignée familiale et assombrit l’horizon de sa propre reproduction ? Questions terribles et implacables qui décourageront plus d’un au seul motif que l’entreprise appelle à « dévoiler » l’intime et à étaler sa biographie propre sur la place publique. C’est précisément en passant outre ce pont aux ânes que je m’administre une thérapie de choc en m’adonnant à cette noble activité d’écrire, de verbaliser le réel désenchantant. Cela pose en même temps des questions philosophiques de taille : est-on programmé pour souffrir ? Le bonheur est-il accessible sur terre ? La progéniture est-elle appelée à connaître les mêmes trajectoires de vie que celles de ses aïeux ? Le déterminisme serait-il définitivement plus revanchard que la liberté de l’acteur à façonner sa propre biographie et extensivement son existence ? Maktoub, dans les ressources infinies qui composent notre culture islamique, est sans doute la réponse la plus juste car on n’est jamais à l’abri d’un mauvais sort faisant appel à la fonction irrémédiable de la religion musulmane recommandant à s’incliner devant la volonté d’Allah. Toute une série de parcours de vie, des aléas d’un ordre relevant du domaine des relations macroscopiques, parsemée de contraintes sociales, d’accidents contingents, d’un repli mystique en tant que voie de la sagesse et de la contemplation, va être déroulée dans un style direct et profond. Par delà même le message que ce roman porte, celui, de « l’irrationalité » de certaines destinées vouées à la souffrance, la lecture sociologique peut, quant à elle, relever quelques constantes : la paysannerie dans un Maroc tribal, où l’argent et le prestige décidaient de tout, condamnant les esprits même avisés à une rivalité acharnée pour conquérir ou plus aisément hériter des ressources accumulées ; un voyage au bout de l’univers de sens que recèle le patrimoine amazigh en traditions, mœurs et attitudes devant la vie. Tout se passe finalement comme si la fatalité était inscrite dans les profondeurs intimes de nos êtres. La conjurer ne se fera qu’au prix d’un travail sur soi et comme l’écrivait Nietzsche : « Tout ce qui ne te tue pas, te rend plus fort ». »

L’ouvrage « Lettres ravalées. Rétro-regards sur les bifurcations d’une époque » mérite une grande attention de la part des chercheurs et en particulier des épistémologues. Et ce pour deux principales raisons. La première est que l’auteur nous livre une sociologie de la nostalgie et prend ses distances avec tous ceux qui croient encore que la sociologie est une science positiviste dans le sillage d’Auguste Comte et d’Emile Durkheim. A ce sujet, il écrit : « En tentant une exploration dans les profondeurs des archives de ma mémoire, que trouverais-je ? La gloire de la belle époque, quelques parchemins utiles, certaines transitions de notre vie d’écolier, des rites d’initiation qui ont marqué à jamais notre parcours scolaire. La vie qui passe, les moments qui défilent et en dernier lieu cette nostalgie qui habite notre coeur. Est-ce encore raisonnable dans notre monde de l’argent-roi de se proclamer nostalgique ? Ces mots seront-ils audibles dans une société-monde de l’intérêt et de la marchandisation, y compris des consciences ? Y-a-t-il encore un espace pour un alter-monde, un alter patelin ? Je m’y emploie avec des moyens du bord. C’est pourquoi, je me plonge dans mes racines, esquisse une comparaison des époques et fais ce diagnostic : sic transit gloria mundi ! La gloire du monde, celui dans lequel nous avions vécu, est en train de s’essouffler pour céder le pas à un système qui, peut être, entraînera sa chute. Je suis peut-être atteint du péché de la nostalgie, mais je persiste à croire à l’utilité de défendre cette approche » p. 25.

La seconde raison est à rechercher dans cette tentative de déconstruire le concept de « trajectoire » si abondamment utilisé en sciences sociales. La trajectoire ou l’itinéraire ne serait rien d’autre selon l’auteur que des bifurcations d’un agent astreint et contraint. L’individu pourrait être assimilé à « un animal qui évite les gaffes » (Ernest Gellner) pour arriver à une destination qu’il n’avait point planifiée auparavant. Gellner, conscient qu’il était que toute rationalité devrait être située pour être opérante, ajoute dans le même article la nécessité d’avancer un faisceau d’hypothèses pour proclamer un comportement rationnel.

Au-delà de cette hypothèse « holiste », l’auteur nous refait découvrir un auteur outre-Atlantique à savoir Edgar Allan Poe en prenant au sérieux la conviction de ce dernier pour qui l’Homme se trouve, dès sa naissance, dans le labyrinthe des aléas de l’existence dont il ignore les tenants et les aboutissants. Eclectique quant à ses références, l’auteur reconnait le sens de détail à l’écrivain et poète américain : « Son nomadisme le dotait d’un sens aigu d’observation et d’une connaissance ardue des réalités humaines. On peut même le considérer comme le véritable inventeur du roman policier. Il fouillait avec son regard de fin observateur les interactions humaines dans tout ce qu’elles recèlent comme bizarreries. De ce point de vue, « La lettre volée » est une des inventions les plus imaginatives qui soient, un pur produit d’une exploration de nos nerfs et de nos sens » pp. 11-12

Ses développements sur son village, plutôt son douar, natal se déploient autour de l’ossature paysanne : « Mâader, un village logé par la force du déterminisme géographique au sud du Maroc, tout près de la ville de Tiznit. Le douar, traduisant bien son nom circulaire, s’appelle Biouarain qui, à l’instar d’autres douars, n’était équipé d’électricité que vers 1984, et de l’eau potable un peu plus tard. Globalement, le village vit essentiellement de l’apport de l’immigration. L’agriculture, à peine d’autosuffisance pour quelques rares familles, n’est que résiduelle et marginale. La sécheresse est l’ennemie de la région, la phobie du petit fellah et la crainte du commun des villageois. Mais le village est à contrario pourvu de cette ressource de la nature qui est le soleil » p.17

A propos de son père, l’auteur livre en quelques lignes condensées les grands traits de cette vie paysanne, migrante et finalement attachante. C’est encore cette nostalgie qui rejaillit avec la vie d’un retraité, revenant à ses origines, vivre paisiblement dans ce petit coin du monde, fréquentant la mosquée du patelin et œuvrer pour la bienfaisance : « Où se trouve le bonheur ? Pour moi il l’a inscrit dans l’espace à la frontière des deux mondes. Dans le garage, face à l’antique mobylette rouge (bien entretenue) dans un recoin d’où l’on aperçoit les vestiges de la vielle maison poétique, il a installé un îlot de liberté personnelle. Juste un tabouret de plastic bleu, à côté une minuscule théière et métal émaillé un peu écorné, deux verres à thé ordinaires sur le sol, un cendrier de récupération, un vieux paquet de cigarettes brunes avec filtre (peut-être des gitanes). C’est là qu’il s’installe pour être avec lui-même à la frontière des deux mondes, loin du carrelage et des grands canapés. Le sol de ciment lui suffit. D’un oeil, il voit la mobylette, de l’autre les racines de sa vie et toute cette simplicité ne va pas sans rappeler le gourbi où il a vécu à Nanterre pour construire, toujours construire, jusqu’à décrocher les étoiles… Ou préférer écouter le chant des oiseaux, le chemin creux, l’odeur du four à pain. Où se trouve donc le sens de la vie ? Etre grand et se vouloir simple » p. 21

Comme pour renouer avec l’actualité de ce qu’il est convenu d’appeler le printemps arabe, Brahim Labari fait état de ses réflexions à propos des événements qu’aucun observateur n’a eu la lucidité de prévenir, encore moins de prévoir. Ce qui a le plus attiré son attention c’est cette médiatisation à outrance qui frise la théâtralisation : « L’objet de cette lettre est d’inviter à la réflexion sur ce qui a caractérisé bien des régimes politiques, autant de théâtres avec les mises en scène, les intrigues, les simulacres, les parodies de justice, et à la fin des fins l’élimination, le démembrement, l’exil, l’asservissement des hommes… Et la revanche n’est jamais loin comme en atteste les bouleversements politiques induits par ce qu’il est convenu d’appeler le printemps arabe (la mise en scène de l’assassinat de Khadaffi et de son fils Moatassim…). » p. 49. Et l’auteur de porter son attention à la vengeance qui peut passer pour un concept psychologique, mais pouvant se muer en concept heuristique dans l’explication des dynamiques politiques. Il est de l’ordre de l’humain que l’alternance, s’il ne se fait pas dans les règles civilisées de l’alternance démocratique, pourrait tourner court dans la violence et l’intrigue. La vengeance est tout sauf le pardon, elle se rapporte primordialement au châtiment. Tel dans un combat, la partie qui prend le dessus s’emploie à faire payer à l’autre le prix de son cabrage. De ce point de vue plusieurs pays de tradition islamique présentent un cas d’école. Des émeutes barbarement ensanglantées, des gouvernants défaits sans dédommagement ni ménagement, des mœurs politiques corrompus enracinés, népotisme, favoritisme et clientélisme promus, des affaires de famille érigées en conflits d’intérêt, des vengeances étalées sur la place publique, sans parler d’empoisonnement comme en témoigne l’histoire récente de l’Ukraïne ».

En résumé, A l’heure où se propulser virtuellement dans une second life est favorisé par les nouvelles technologies d’information et de communication, l’auteur mouline la plume en renouant avec cette tradition scolastique de faire le retour sur soi et de le verbaliser. L’écriture est en effet l’une des thérapies les plus nobles, les mieux expressives et sans doute la plus pacifique d’un univers noyé dans les choses de la vie, dans des interactions réelles faites le plus souvent de désenchantements.

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