«Libraire, c’est un ouvreur de passerelles…»

Entretien avec la libraire et écrivaine, Stéphanie Gaou

Propos recueillis par Mustapha Younes

Libraire par passion, Stéphanie Gaou élit domicile à Tanger par amour de cette ville. En grande passionnée d’art et de littérature elle invite, depuis des années, des auteurs marocains et français pour des dédicaces et organise des expositions artistiques à la librairie «les insolites».

Vous êtes, à l’origine, professeur d’anglais. Comment vous est venue l’idée de devenir libraire?

Stéphanie Gaou : Je ne me suis jamais considérée comme devant porter une étiquette dans une profession. A la base, je voulais surtout voyager, et avant de décider d’une filière à l’université, j’étais passionnée par la littérature, l’art et la philosophie. C’est ma grand-mère, très méfiante sur les filières spécialisées, qui m’a toujours motivée à pousser mon enseignement dans les langues étrangères quand je me suis inscrite à la fac. D’où la spécialisation en anglais et en russe. Et une opportunité pour enseigner l’anglais à la fin de mes études qui ne m’a pas forcément beaucoup plu. J’en suis sortie très, très vite. Je ne voulais pas «devenir» libraire, je voulais trouver un prétexte crédible de vivre constamment entourée de livres. J’ai tâté beaucoup de métiers avant de me décider. J’ai été attachée de presse, chef de produit dans l’édition médicale, chef de pub, etc. Mais cela ne me suffisait pas. En y réfléchissant bien, le seul métier où je pouvais harmoniser mes attentes était libraire. Mais comme je n’aime pas les catégories fermées, j’ai voulu aussi ouvrir une galerie et j’estime que je suis tout autant libraire que galeriste. L’un ne masque pas l’autre. Ce sont deux passions qui se nourrissent mutuellement et m’enrichissent.

Pourquoi votre choix est-il tombé sur Tanger?

Je suis venue la première fois à Tanger en 2000. Je ne peux pas dire que j’ai aimé plus que ça, c’était l’été, les plages étaient bondées, il y avait du monde, du bruit, la ville était très sale, mais je suis tombée sous le charme d’un quartier (Marshan) sur le plateau de la ville et j’ai commencé à fantasmer sur mon installation dans cette ville. Plus tard, en y vivant, j’ai presque tout aimé de Tanger: son indiscipline, le caractère inconstant et attachant des Tangérois, sa position géographique, son métissage de cultures, etc. Et même son vent, ce fameux chergui qui donne mal à la tête et qui me rappelle mon mistral provençal.

Etre libraire bien que passionnant demeure un métier difficile. Quelle en est votre définition personnelle?

Citez-moi un seul métier qui ne soit pas difficile… Libraire, pour moi, c’est un ouvreur de passerelles, il débroussaille, il lit surtout, beaucoup, il se met en difficulté. Il ne va pas dans le sens de la doxa populaire, il ne facilite pas la tâche de ses clients, mais rehausse la curiosité. Libraire n’est pas un métier en soi, je le comparerais davantage à un sacerdoce, une mission. Celle de rester vaillant malgré les tempêtes, de croire dans les livres et les auteurs que l’on aime, les défendre comme une lionne garde ses petits. Ne pas succomber aux modes, mais garder une ligne de conduite dans ses choix bibliographiques. En dehors de cela, il n’y a pas de libraire, mais simplement des gardiens de dépôts de livres.

En plus des livres, vous organisez des rencontres littéraires et vous avez aménagé un peu d’espace pour des expositions artistiques. Pourriez-vous nous en parler un peu?

Le «peu d’espace», comme vous dites, a organisé environ 100 expositions en dix ans, dont beaucoup de lancement d’artistes qui comptent désormais au Maroc et ailleurs. Ce n’est donc un petit espace qu’en termes de mètres carrés, mais nullement au niveau de l’engagement que j’y ai mis à promouvoir l’art sur papier. Comme un espace doit être incarné par ce qu’il représente, j’ai organisé également une centaine de dédicaces, en invitant (souvent à mes frais) des auteurs de tous horizons : marocains, bien sûr, mais pas seulement, beaucoup d’auteurs français ou francophones avec lesquels j’organise de véritables rétrospectives. C’est absolument passionnant ! Et c’est la partie joyeuse, voire jouissive de l’organisation «les insolites».

Selon quels critères se fait le choix des livres que vous proposez aux visiteurs de la librairie les insolites?

Beaucoup de lectures personnelles. J’ai la chance de lire environ 5 à 7 livres par semaine, et ce depuis environ 35 ans, ça aide ! Et puis, je me base beaucoup sur certaines prescriptions faites par mes proches, des clients aussi dont j’aime les goûts de lecture, des prescriptions de livres par les auteurs et les artistes que j’invite, et bien sûr, par les bibliographies à la fin des essais que j’aime lire (c’est incroyable ce que l’on peut trouver de passionnant, c’est sans limite !). J’adore avoir des livres de petites maisons d’édition françaises, suisses ou italiennes qui proposent des ouvrages de grande qualité, tant au niveau typographique qu’esthétique. J’aime que le livre soit beau par le fond et par la forme. J’avoue ne pas être attirée personnellement par les livres «grand public», mais je les commande pour les clients. Le lieu n’est pas mon lieu, mais celui de celles et ceux qui aiment lire; je ne dois pas limiter la sélection qu’à mes seuls goûts, même s’ils constituent l’essentiel du fonds de la librairie. Ma collaboratrice, Hayat, est très déterminante dans le choix des livres aussi, et surtout pour les ouvrages de poésie et les essais de société.

Dans un monde où la communication est devenue le maître mot et la voie royale pour faire prospérer sa boîte, vous avez sûrement votre stratégie propre de communication? En quoi consiste-elle?

Par chance, dans mes nombreux emplois précédant la création de la librairie, j’ai beaucoup travaillé dans des agences de presse et de communication, je sais donc assez bien «donner envie» et j’organise facilement des événements culturels. Je peux organiser un concert, une conférence, une exposition sans trop d’angoisse. Cependant, je suis une mauvaise commerciale. Et je refuse d’être esclave des nouvelles techniques de merchandising qui m’obligeraient à passer ma vie sur les réseaux sociaux. C’est un juste équilibre entre quelques profils sur les réseaux sociaux et des conseils très personnalisés, via Whatsapp notamment où je passe beaucoup de temps avec les clients, pour trouver avec eux, ce qui pourrait les surprendre. Je n’ai pas de stratégie particulière. J’avance de manière très empirique, au «feeling».

Aujourd’hui les librairies sont concurrencées par les entreprises de commerce en ligne telles qu’Amazon. Face à cette redoutable concurrence, comment les libraires arrivent-ils à résister pour maintenir leur commerce en vie?

Je ne sais pas pour les autres librairies, mais de mon côté, je crois encore dans le pouvoir de la relation privilégiée libraire/lecteur. Evidemment, cela implique que le libraire doit être une force de proposition sensible. Pour cela, il doit connaître parfaitement son fonds. Je crois surtout qu’il faut que les libraires arrêtent de croire qu’ils vont concurrencer en se mettant au même diapason que la grande distribution (en ligne ou pas). Un libraire indépendant peut se démarquer s’il met en avant des ouvrages que l’on ne trouve nulle part ailleurs, qu’il peut défendre, qu’il a LUS, qu’il connaît. Les algorithmes ne remplacent pas la chaleur humaine, la finesse d’une analyse, l’instinct, le contact, l’accueil. Il faut connaître ses limites. Quand les temps sont durs, un libraire devrait toujours se concentrer sur ce qui l’a motivé lors de la création de son lieu. Dès le départ, tout le monde sait que l’on ne devient pas libraire pour faire fortune, mais bien parce que l’on aime tellement cet univers que l’on ne peut pas s’en passer. Si le modèle économique n’est pas viable, il faut se demander pourquoi l’on est fragilisé. Un libraire ne pourra JAMAIS concurrencer un site marchand, à moins d’avoir les moyens de frapper aussi fort qu’Amazon. Il devrait plutôt aller dans les voies annexes, sur les chemins de traverse…

Face à l’e-book, le livre imprimé a-t-il perdu un peu de son prestige?

Cela dépend de quel livre vous parlez. Si c’est pour lire un roman de gare ou un polar, il est clair que l’e-book a toutes les facilités pour écraser le livre papier. Si c’est pour des travaux théoriques, l’e-book a aussi une grande utilité. Mais bon, les lecteurs, les vrais, entretiennent une relation avec le côté physique de la lecture, le côté sensuel du papier. L’écran, en rien, ne peut concurrencer avec ça. Nous sommes dans deux mondes différents, deux univers qui n’ont pas les mêmes finalités. L’un ne perd pas son prestige au profit de l’autre. Ils répondent à deux attentes, somme toute, assez différentes.

Les trois mois de confinement auxquels nous étions tous astreints, ont porté un coup terrible à maintes petites entreprises et occasionné une crise sans précédent. Comment avez-vous géré cet arrêt d’activité ? Qu’avez-vous prévu pour la période de déconfinement progressif qui vient de commencer?

Je n’ai pas arrêté l’activité pendant 3 mois, mais seulement pendant un mois et demi. J’ai fermé les insolites le 18 mars 2020 et rouvert le 1er mai. Il n’était pas question de paralyser l’activité de mon commerce, qui en temps normal est déjà très précaire. Je ne fais pas partie des personnes qui ont ouvert un commerce pour se trouver une occupation, je n’ai pas ni héritage, ni subvention, ni mécène. Les insolites, c’est un lieu commercial qui doit s’auto-suffire, la seule solution, c’est de travailler. Une fois comprises les conditions sanitaires, nous avons repris l’activité. Au début, de façon allégée et peu à peu, sensiblement de la même manière qu’avant. J’ai simplement (à mon grand désarroi) suspendu les expositions et les rencontres culturelles. Jusqu’à quand ? Je l’ignore. Pour l’instant, je réduis les dépenses au maximum pour pourvoir fêter en 2021 les 11 ans de la librairie. Et nous continuons d’avoir des livres introuvables ailleurs au Maroc, nous continuons de proposer des chemins de lecture buissonnière, et c’est très bien comme ça. Que les insolites, surtout, reste insolite jusqu’au bout!

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