Nietzsche De la misère symbolique

«Le désert croît»

Nietzsche

Ce mouvement social qui traverse tout le pays, à des degrés divers (le silence des régions encore muettes est  plus accablant), donne une tonalité particulière à ce mois sacré traditionnellement marqué par l’expansion de la visibilité du religieux et surtout par l’excès de consommation.

Il y a comme un lien ténu entre ceci et cela. La colère sociale est aussi l’expression d’une frustration et d’un inassouvissement. Il n’y a jamais de soulèvement social pur, réduit à la seule mécanique des revendications matérielles. C’est quand le symbolique ne parvient plus à combler les carences de la socialisation que «le matériel» ressort aux devants de la scène. La révolte devient alors l’expression de la misère symbolique dans laquelle sont maintenues des populations par le fait de ce que Bernard Stiegler appelle «le conditionnement esthétique» auquel elles sont soumises. Le conditionnement esthétique est le résultat de la prise du pouvoir dans le champ symbolique par  le capital financier, les lois du marketing, la marchandisation et la cupidité «:«l’esthétique est devenue à la fois l’arme et le théâtre de la guerre économique. II en résulte une misère où le conditionnement se substitue à l’expérience». Le déblocage ne pourrait faire l’économie de l’esthétique et du symbolique

Des observateurs du mouvement social d’Al-Hoceima s’étonnent de voir mettre en avant certains symboles (calligraphie, emblème, drapeau, mots d’ordre puisés dans la mémoire…signes, indices, icônes d’une appartenance) et dans lesquels ils n’hésitent pas à  voir le « dévoiement » du mouvement qui « doit se contenter de  demander  la satisfaction des revendications matérielles : hôpital, université, train…). Un point de vue réducteur, a historique, qui  ne perçoit pas qu’il s’agit à travers ce faisceau de signes de l’expression  d’une volonté de réappropriation de l’espace symbolique. Une soif de retour à (de) l’histoire (comme mémoire collective)  pour, enfin, faire partie de l’histoire (comme récit national pluriel).

Une immense majorité de cette population en colère a été longtemps exclue de toute «expérience esthétique commune»,  victime du conditionnement généré par des rapports de domination marchands, mercantiles, politiques et culturels. Certes, on  les appelle périodiquement à donner leur voix mais on entend par leur voix. Des populations qui ne se sentent plus appartenir à la société ; elles sont enfermées dans une zone qui n’est plus un monde parce qu’elles ont décroché esthétiquement. Cantonnées dans des espaces «urbains» dénués de toute urbanité (voir ces poudrières en instance que sont les banlieues des grandes villes de Tanger à Agadir) au sens où celle –ci (urbanité) indique un savoir vivre commun, un partage commun de l’espace et des valeurs.

Cette misère symbolique n’affecte pas simplement les classes sociales pauvres ; elle est l’expression d’un état fruit de l’absence d’un projet qui anime le désir du vivre ensemble. Il y a beaucoup de richesses dans le pays, nos régions dites pauvres, sinistrées, enclavées sont inondées de signes d’une richesse baroque et extravagante mais stérile et inculte. Bref apolitique. Car la politique est « l’art de garantir une unité de la cité dans son désir d’avenir commun ».  Dans le sillage d’Aristote, rappeler que s’aimer c’est aimer ensemble des choses autres que soi. Construire et vivre une expérience esthétique commune. C’est le signal que cherche à nous envoyer ces jeunes qui tentent de donner une autre coloration, humaine, à nos rues et à nos espaces publics livrés aux désordres d’une société de consommation devenue amnésique.

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