Notre cinéma hors de notre mémoire par mille mensonges

Par Jamal Eddine Naji  

L’actuelle génération de nos cinéastes (celle de Asmae El Moudir, auteure, cette année, de « La mère de tous les mensonges »), tente d’approcher la mémoire de la génération précédente, la génération de l’indépendance, celle des « années de plomb » dont le cinématographe n’enfanta pour ce pays que quelques pionniers au legs filmique sans impact sur la société ni sur sa mémoire. Ceci dure depuis des décennies à cause de la force systématique et aveugle de la censure, de l’autocensure et de la misère des moyens matériels et humains, talents compris…Alors, rares, très rares, furent de cette génération de parents et d’ainés de l’actuelle, qui purent laisser, malgré ces obstacles iniques, une trace (« Wechma ») sur notre mémoire collective (« Mémoire 14 ») que ce soit par le documentaire ou par la fiction (« Hadda » et autres « femmes » de Tanger ou de Casa, blanca ou negra …) … Des œuvres orphelines de naissance, comme de furtifs « Évènements sans signification ». Malgré des sacrifices titanesques et des bannissements à répétition, ces pionniers du cinéma national, si ambitieux et rêveurs durant leurs apprentissages en France ou dans les pays de l’Est, ne purent nous aider à se regarder en face, à se raconter, à construire, sans tabou, ni interdit, ni mensonge, notre mémoire, notre histoire collective qui soit éligible aux livres de l’Histoire vraie de ce peuple !

Notre histoire et notre mémoire nationale semblent hors champ pour le cinématographe de chez nous. Une malédiction quasi éternelle pour cet art sur nos terres… Depuis trois générations, au moins, soit depuis plus de 60 ans, le cinéma nous a rendus si familiers avec l’histoire et la mémoire d’autres peuples, le français, l’américain, l’égyptien… Alors que nous ne nous définissons et ne nous reconnaissons que par des attributs fruits d’une aliénation ou d’une recherche délirante d’une spécificité plus réductrice qu’émancipatrice des ambitions (vocable « tamgharbit » faisant florès en ces temps !). Le cinéma forge notre perception de l’Autre et, par dialectique, forge la perception de soi-même, c’est connu.

Au bilan de près de sept décennies de cet art chez nous, nulle perception de nous-mêmes par nos propres caméras, scénarios et caractères…Hormis quelques séquences éparses dans certaines œuvres qui sont souvent faiblement symboliques, voire subliminales, en tout cas peu convaincantes pour secouer le voile de poussière qui occulte notre réel et l’empêche de rentrer dans nos livres d’histoire et de nous construire une mémoire riche, à l’aune de la vérité : notre vérité de Marocains et Marocaines. Mentant à nous-même, déjà dans nos manuels scolaires d’histoire (que de mystères, légendes et mystifications !), notre expression par le cinéma, évite, en conséquence et par la force de cette omerta collective parce que institutionnelle, la vérité de notre histoire contemporaine. Nul fait historique majeur dans la trame du scénario ou constitutif/transpirant du caractère du personnage…Un cinéma désincarné par rapport à son pays, à son peuple et à son histoire : notre « mémoire 15 » n’existera pas ! Al Hijra est le verdict sans appel pour notre mémoire actuelle. Déjà depuis trois générations, à ce jour de l’an 1445 de l’Hégire !

La censure : arbre nourricier du mensonge

C’est par le mensonge, arbre nourricier pour la censure, que notre cinéma est mis hors champ de notre mémoire, de peur qu’il effeuille trop cet arbre de mirages (« Assarab ») au point de le rendre nu et stérile ne donnant plus de fruits… de mensonges.

La petite fille de « La mère de tous les mensonges » ne pouvait se confronter au mensonge qu’avec ses « Poupées de roseau ». Pour espérer effriter quelque peu le bunker dans lequel notre mémoire est encore emmurée par la force de notre décalage atavique par rapport à notre réel et par notre habituel contournement quasi-instinctif du vrai de notre vécu. Deux constantes qui désincarnent les faits que nous vivons, que nous narrons ou mémorisons…

Qui nous racontera, par la fiction ou par l’adaptation, romancée ou non, d’un récit historique, les émeutes de 1965, celles de 1981, 1984, 1990… et les maux de notre quotidien ? « La mère de tous les mensonges » est notre grand-mère à tous, vivra-t-elle centenaire ?

Quand notre grand écran (comme le petit d’ailleurs) s’affranchira de l’obscurité du mensonge, pour nous projeter la vérité, notre mémoire s’éveillera pour secouer la poussière qui obstrue notre vue sur notre passé, notre présent, notre futur…Notre cinéma pourra alors devenir un champ fécond pour notre créativité, pour notre liberté d’expression et pour notre « vivre ensemble » que cette liberté forge et irrigue, pour une large part, chez plusieurs peuples dont nous envions la mémoire vive, prolifique, sereine et rayonnante auprès d’autres pays, dont le nôtre.  Cette liberté d’expression que la petite fille de « La mère de tous les mensonges » réclame, par d’inattendus cadrages et répliques (à la Godard, parfois), avec sincère et innocente émotion, au moyen de figurines et de silences de l’ennui des corps et des âmes. Nous livrant, avec un langage d’enfant mature, sans prétention ou grandiloquence, une ultime audition d’institution de réconciliation avec nous-mêmes, avec nos vérités. Pour que le mensonge soit définitivement hors-champ de notre mémoire.

A quand la libération de nos caméras ? A quand les « Mille et une » vérités de notre histoire pour faire fleurir, par le cinématographe, le champ de notre mémoire ? Il y va de notre maturité, dans moult domaines, comme peuple comptant des créateurs et créatrices dépositaires d’une mémoire collective agissante sur son destin par cet art, pour sa part.  

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